Je m'en souviens comme si c'était hier. En avril 2020, les Tréconniers avaient organisé un salon littéraire en plein confinement, dans le plus grand secret, dans lequel étaient attendus des centaines d'auteurs et des visiteurs par dizaine de milliers. Une rave party littéraire unique en son genre où alcool, drogue et lectures improvisées couleraient à flots. Ne sachant quels auteurs seraient présents j'avais loué un camion pour y entreposer mes bibliothèques et y retrouver à l'envie mes romans pour les faire dédicacer. Je suis arrivé à Trécon, ville renommée pour ses meetings politiques, dans la Marne, en fin de matinée. J'ai erré longtemps, aucune affiche n'indiquait bien sûr le lieu des festivités. Et puis, à proximité du célèbre restaurant L'escargot de mamie Chantal, je l'ai enfin repérée.
Amélie Antoine, reconnaissable entre mille, qui balayait la cour de son jardin. Bon, c'est vrai qu'elle était rousse, qu'elle était droitière, et qu'elle avait davantage l'air née en 1964 plutôt qu'en 1984, mais c'était bien elle, incontestablement.
Après un échange de sourires, nous nous mîmes à converser.
Avec Amélie on parle vraiment de tout à chacune de nos rencontres. Je l'interroge sur ses romans passés, présents et futurs, ses projets, et elle m'interroge sur ma vie, me posant des questions parfois farfelues mais que je pensais autrefois innocentes et désintéressées.
Jusqu'à ce que je lise A poings fermés.
Un premier exemple tout bête :
- Vous connaissez Chantal, qui tient le restaurant au bout de la rue ?
- Pas du tout. Vous savez Amélie, je ne suis pas non plus de Trécon. La seule Chantal que je connaisse, c'est ma collègue Chantal Duquenoy, à qui vous avez d'ailleurs dédicacé un ou deux de vos romans par le passé.
Eh bien c'est une dénommée Chantal Duquesne qui va révéler à nos deux chasseurs de fantômes Gaspard et Kaïs le véritable nom du balayeur, en fonctions au collège en 1976. Alors bien sûr ce détail pris isolément ne saurait m'autoriser à crier au plagiat.
Mais il y a tout le reste.
- Vous avez déjà rencontré un marabout ?
- Ca m'est arrivé une fois. Je n'en suis pas très fier, mais j'avais vingt ans et j'étais désespéré
après une rupture sentimentale. Alors même si je n'y croyais pas, finalement tout ce que je risquais c'était de perdre deux cents francs. J'avais déjà tout tenté. Quand on a éliminé l'impossible, la réponse, aussi improbable qu'elle soit, est celle qui reste, et j'ai fait mienne cette devise de
Sherlock Holmes. le grand professeur Mamadou était capable d'
après son CV de ramener l'être aimé. Une photo de nous, les perles égrenées d'un chapelet, des mots psalmodiés, un peu d'encens et hop le tour était joué.
- Et le sortilège a fonctionné ?
- Alors pas encore, mais à la décharge de ce grand sorcier africain, il ne m'a jamais donné de date de prescription. Vingt-six ans se sont écoulés et heureusement je n'ai pas attendu tout ce temps pour refaire ma vie mais un jour elle sonnera à ma porte, c'est certain, c'est écrit.
Et devinez ce que je découvre dans A poings fermés quelques années plus tard ?
Gaspard, notre héros maudit, décide de se faire aider par le professeur Souilhi, grand médium international.
- Et vous mâchez beaucoup de chewing-gums ? Vous les jetez par terre
après usage ou vous les collez sous la table ?
- A dire vrai j'ai beau avoir arrêté de fumer il y a plusieurs années, j'ai encore une addiction à la nicotine, et j'avoue consommer encore de nombreuses gommes. Aux fruits, dosage deux milligrammes. Elles finissent majoritairement à la poubelle, même si de petits incidents ne sont pas à exclure.
- de quel genre ?
- Eh bien découvrir dans la journée que l'un d'entre eux s'est collé à vos vêtements : le coude d'un pull, la poche arrière d'un jean, la fermeture éclair d'un sweat. Ou pire encore vous coiffez vos longs cheveux et y retrouvez une masse de pâte caoutchouteuse obstruant le passage du peigne. C'est comme ça que j'ai découvert la véritable efficacité du gel hydroalcoolique, qui contient des substances proactives permettant aux chewing-gums de se détacher facilement du tissu. Pour les cheveux par contre c'est une autre paire de manches et il ne vous reste en général que vos yeux pour pleurer ou vos ciseaux pour couper, en priant le grand dieu capillaire pour que ça ne soit pas un massacre.
Vous m'avez déjà devancé, le roman jeunesse d'
Amélie Antoine commence effectivement avec un chewing-gum que Gaspard collera sur un poteau de la cour de récréation de son collège, imitant ainsi Olivia, espérant impressionner cette élève de troisième sur laquelle il a totalement flashé.
- Quelles ont été vos pire nuits, vos pires cauchemars ? a continué à me questionner la romancière, souriante, à qui j'accordais une totale confiance.
- Vous savez, j'ai surtout souffert d'insomnies. Il y a eu une période assez complexe où je piquais du nez presque chaque jour au travail, ce qui n'enchantait pas spécialement ma hiérarchie.
- D'accord mais pas de troubles du sommeil plus intéressants, plus... spectaculaires ? insista Amélie avec une lueur d'impatience dans les yeux.
- Ca dépend. J'ai vécu certaines siestes pas du tout rassurantes. Je me souviens de certains
après-midis où je me suis allongé et où malgré toute la caféine ingurgitée dans la journée j'ai sombré dans un lourd sommeil peu reposant jusqu'à ce qu'un bruit me réveille. Alors il fallait me lever pour vérifier qu'aucun cambrioleur n'était entré subrepticement dans mon appartement. Pourtant, rien à faire, mon corps endormi était une enclume qui refusait de bouger et moi, semi conscient, passager clandestin de cette enveloppe charnelle qui ne répondait à aucune de mes sollicitations, j'étais absolument terrifié.
S'étant de nouveau servie de mes propres confidences, j'ai retrouvé mot pour mot dans A poings fermés la description de mon chaos nocturne, le jeune Gaspard étant victime d'un sortilège. Dormir est une torture pour ce jeune homme et toute sa vie se trouve dévastée par cet épuisement quotidien.
"Tout plutôt que de me retrouver dans le noir à essayer de m'assoupir."
"Je suis convoquée par le principal pour apprendre que tu ronfles en classe, que tu ne fais pas tes devoirs et que tu deviens un cancre ?"
- Vous mettez combien de paire de chaussettes ?
- Je suis assez frileux donc l'hiver ça peut monter jusqu'à quatre. Par contre l'été deux ça me suffit amplement.
Bon, ça n'a pas du tout été repris dans le roman cette fois. Ou il y a eu des coupures lors du montage final.
A l'exception de celui-ci, les exemples pourraient cependant être multipliés. J'ai parlé de l'année où ma soeur et moi n'avions eu qu'un vélo pour Saint Nicolas et notre noël, et de cette façon ingrate que nous avons eu de montrer notre déception alors que nos parents s'étaient ruinés pour nous faire plaisir. Dans le roman que je lirai plus tard un moment familial de nature plus ou moins similaire vient illustrer le même genre de propos.
"Même un cadeau à côté de la plaque aurait eu plus de valeur pour moi que ce chèque signé à la va-vite. "
Les meilleures choses ayant une fin, j'ai salué Amélie, ravi sur l'instant de notre longue discussion.
En repartant de Trécon, j'ai croisé
Aloysius Bertrand, l'inventeur du poème en prose, et j'en ai profité pour lui faire signer mon exemplaire de
Gaspard de la Nuit.
Très déçu de ce salon littéraire, quand même. J'avais espérer y croiser davantage de monde. Les organisateurs ont été un peu trop secret sur l'endroit des festivités.
* * *
Une fois ma lecture d'A poings fermés achevée, j'étais dans un état de colère épouvantable. J'avais l'impression qu'on avait diffusé des photos de moi tout nu partout sur internet sans mon consentement, que mes secrets les plus intimes avaient été dévoilés au monde. Que je n'avais été au fond que le sujet d'expérience d'une romancière maléfique.
J'ai pensé assigner
Amélie Antoine en justice pour harcèlement moral, contrefaçon, profanation de sépulture et mise en danger de la vie d'autrui.
Et puis j'ai réalisé que je faisais fausse route.
Que l'histoire de Gaspard n'était pas la mienne, mais celle de tout un chacun et que tous les lecteurs pourraient se reconnaître à un moment ou à un autre du roman.
Dans la lignée de son précédent livre jeunesse
Revi3ns, A poings fermés est également une oeuvre d'épouvante rendant hommage au
Stephen King qui a bercé l'enfance d'
Amélie Antoine et s'adressant avant tout aux collégiens. Mais celui-ci est beaucoup plus abouti et se destine à mon sens à un lectorat beaucoup plus large.
Je ne peux pas m'exprimer pour l'enfant que je ne suis plus. Mais en plus de l'enquête paranormale très bien faîte qui est parvenue à me séduire, ce roman est aussi estampillé "
Amélie Antoine" que bon nombre de ses romans adultes, avec la même finesse d'écriture, la même psychologie travaillée encore et encore jusqu'à rendre tous les personnages plus vrais que nature, la même intelligence de coeur.
Gaspard ne rime pas qu'avec cauchemar puisque c'est avant tout l'histoire d'un garçon contraint à déménager sans son père suite à l'explosion du cocon familial dont il sera le principal dommage collatéral. Comment se reconstruire, comment attirer l'attention, comment continuer à exister tout simplement ?
"Chaque jour, j'ai le sentiment de devenir de plus en plus flou, de plus en plus transparent aux yeux de mes parents, aux yeux de tout le monde."
Finalement je me contente d'écrire aux éditions Syros et de tout leur expliquer, exigeant quarante pour cent des droits d'auteur pour cette réadaptation de ma passionnante petite vie.
Ils m'ont très rapidement répondu qu'il n'y avait jamais eu de salon littéraire à Trécon, et que leur cliente n'y avait de toute façon jamais mis les pieds.