Ballanger Michèle – "
Il est temps de suivre un régime et d'apprendre à voler" – Ed. du Rouergue, 2017 – format 21x14cm, 276p.
Il convient de ne pas se laisser détourner de ce roman par sa présentation quelque peu "simplette", mièvre, si ce n'est idiote, en tout cas carrément à côté du sujet et du roman, tout comme son titre qui semble annoncer un récit à la mode "marie-claire", "elle" ou "aujourd'hui madame".
Car nous tenons là un récit littéraire de toute première qualité, tant par la qualité de son écriture que par les astuces de narration, la profondeur des personnages et l'originalité du sujet traité. Oui, toutes ces qualités sont réunies dans ce texte fabuleusement littéraire, sans une once de graisse inutile, facile à lire, passionnant et pourtant très poétique ! du grand art.
Face à tant de qualités, je me limiterai à quelques remarques, loin d'être exhaustives.
Le récit met en scène des personnages poursuivant des objectifs (des chimères ?) bien individualisées, et l'auteur montre subtilement comment chaque personnage et chaque chimère exigent un type d'écriture particulier : la jeune fille écrit à son père lointain (style épistolaire), le vieux bonhomme têtu reformule sans fin son testament (style juridique), le jeune homme supplie les murs de la ville de lui ramener son âme soeur (poèmes de
Pablo Neruda par exemple), le déroulé quotidien est exposé soit par des dialogues (dignes du théâtre); soit par des actions relatées a posteriori (narrateur omniscient, style romanesque traditionnel). L'auteur glisse ainsi subrepticement toute une réflexion sur les différents types d'écriture littéraire, et ceci donne au récit une dynamique remarquable, chaque chapitre – bref et enlevé – variant de tonalité.
Le réseau de personnages, qui va s'imbriquant au fil du récit, est ainsi cimenté non pas tant par le personnage principal – écrivain public – que par les textes qu'il doit engendrer pour respecter les demandes de ses clientes et clients.
La toile de fond est particulièrement bien choisie, fouillée, analysée sans y paraître : le récit se déroule dans la Roumanie d'aujourd'hui, un pays martyrisé par une des dictatures communistes les plus ubuesques qui fut (le couple Ceaucescu se montra aussi cruel, stalinien et sadique que la dictature de Corée du Nord), à laquelle succéda un régime de corruption maffieuses sans limite aucune, broyant les individus et le pays sans vergogne puisque généré par la mafia communiste qui dirigeait le pays (lire par exemple "
Les cosmonautes ne font que passer" d'
Elitza Gueorguieva).
Pire encore, et ce thème fonde ici la dynamique du récit sans aucun discours superfétatoire, la Roumanie d'aujourd'hui appartient à ces pays post-communistes qui sont littéralement en train de se vider de leurs habitants, et surtout de leur jeunesse en âge de travailler : tous les personnages sont affectés, soit elles et ils sont déjà partis et incitent les autres à le faire, soit elles et ils partent au cours du récit, soit elles et ils restent mais soutiennent vigoureusement celles et ceux qui émigrent. L'auteur a une connaissance profonde de ce phénomène, qui fonde un autre roman comme "
Vilnius, Paris, Londres " d'
Andreï Kourkov (voir recension).
Dernière remarque, il s'agit là d'un véritable "roman d'amour" : tous les personnages, quelque soit leur âge, leur statut social, leur existence plus ou moins saccagée, entreprennent de reconstituer le couple rêvé.
Attention, le roman se place résolument dans une optique qui révulsera toute la bien-pensance bobo-germano-pratine-macronesque, puisqu'il s'agit toujours de couples féminin-masculin "normaux" (oups ! la police politique va m'expédier en stage de rééducation idéologique dans un quelconque goulag).
Et tenez-vous bien, il ne contient aucune scène scabreuse (aussi incroyable que cela paraisse) tout en distillant un érotisme assumé, il ne cache pas la violence abyssale des rapports sociaux en Roumanie sans jamais s'étaler avec complaisance en scènes glauques tant à la mode de nos jours.
Une dernière indication pour conclure : ce roman se lit d'une traite, après quoi – rare miracle – on le relit en y découvrant sans cesse de nouvelles raisons de le re-re-lire encore ! du grand art littéraire...
Et il y aurait encore bien d'autres mérites à souligner !