De son embauche comme rédactrice débutante à son arrivée comme correspondante au bureau parisien de Vogue,
Bettina Ballard revient sur son ascension au sein de la rédaction du magazine de mode. Embauchée pour sa jolie plume, la nouvelle recrue trouve très vite ses marques et entend prouver sa valeur au reste de la rédaction. Elle apprécie particulièrement l'ambiance conviviale et chaleureuse qui règne au sein de l'équipe : « Vogue était une démocratie où tous avaient leur mot à dire, même l'employée la plus modeste comme moi ». Grâce à sa parfaite maîtrise de la langue française, Bettina se voit bientôt confier le poste de correspondante américaine dans le bureau parisien et embarque pour la capitale où elle emménage dans un appartement au charme un peu fané et à l'ambiance « terriblement proustienne ». Là, elle se fait peu à peu une place et devient la « petite Américaine » des artistes et des photographes, tout en jouant de sa plume cancanière pour raconter les derniers commérages parisiens.
Le temps de quelques pages,
Bettina Ballard nous fait partager avec elle l'ivresse d'appartenir à un monde exaltant. Spectatrice méticuleuse et privilégiée, elle se pose en fine observatrice d'un milieu dont elle découvre et apprivoise les codes au fil des saisons et des défilés. Avec beaucoup de dextérité et d'humour, elle évoque la stérilité de la vie mondaine et parvient à croquer en quelques phrases des portraits aussi justes que truculents de ses contemporains. Au gré de ses souvenirs se dessine ainsi peu à peu le portrait d'un biotope singulier, où se côtoient stars capricieuses, artistes torturés ou caractériels et personnalités hautes en couleurs. Si ses descriptions se placent résolument sous le signe de l'humour, on devine néanmoins sans peine toute l'admiration et le respect que l'ex-rédactrice de mode témoigne à ces grands artistes. de fait, ne vous attendez pas à un portrait au vitriol ; si
Bettina Ballard sait jouer de sa plume la plus impitoyable et la plus acide, c'est surtout envers elle-même qu'elle se montre la plus critique. Se réservant l'essentiel de ses piques et petits sarcasmes, elle fait preuve d'un sens de l'autodérision remarquable, qui constitue assurément une des forces de ces mémoires.
Mais aussi irrésistible de drôlerie soit-elle lorsqu'elle relate certaines anecdotes exquises,
Bettina Ballard sait aussi se montrer grave et mélancolique quand elle évoque le penchant destructeur de son ami Bérard pour l'opium ou encore ses regrets d'avoir quitté Paris avant l'invasion allemande. Désireuse de participer à la guerre, elle quitte alors le magazine pour s'engager dans la Croix-Rouge : « Je voulais plus que jamais savoir de quoi j'étais capable en temps de guerre ». En ces temps troubles où « s'occuper de mode semblait incongru », Bettina aspire à fuir ce milieu superficiel et presque exclusivement féminin.
A travers ses souvenirs, c'est aussi en filigrane, une merveilleuse déclaration d'amour à la ville de Paris que nous livre l'auteure, « l'endroit où l'on percevait le pouls de la mode avec la plus grande acuité ». Témoignage d'une époque aussi précieuse qu'éphémère qu'elle nous dépeint avec force détails, et d'une vie trépidante faite de voyages aux quatre coins de l'Europe, de rencontres prestigieuses (L'Algonquin Round Table avec
Dorothy Parker, Coco Chanel, Balenciaga...), de défilés et de cocktails interminables. Gravitant dans cette société sophistiquée et élégante, on assiste à un véritable défilé des plus grandes personnalités du milieu de la haute-couture.
Dès lors qu'elle évoque le travail de ces créateurs,
Bettina Ballard renoue avec ses réflexes de rédactrice mode. Ses analyses précises témoignent de son incontestable expertise en la matière. Avec un sens de la pédagogie affirmé, elle pointe du doigt les spécificités de chaque couturier et nous montre dans quelle mesure ils ont révolutionné le milieu de la mode. Elle nous explique la démarche dans laquelle s'inscrit chaque styliste, décortique le sens et l'esprit de leurs créations : Schiaparelli et son goût pour l'excentricité, Balenciaga et son discours sur les proportions, Chanel et sa volonté de libérer le corps de la femme...
A une époque où il est de bon ton de qualifier de réac quiconque cède à la nostalgie d'une époque révolue, certains reprocheront sans doute au discours de
Bettina Ballard un certain conservatisme. Il semble pourtant difficile de remettre en cause le constat dressé par l'auteure quant à l'évolution de ce milieu décrié dont elle nous dévoile les arcanes : « Les Françaises les plus élégantes n'ont plus l'influence qu'elles possédaient avant-guerre sur la haute couture. [...] le rôle des clientes est désormais de choisir entre les modèles proposés, et non plus de les inspirer. » Reprenant les mots d'Eugenia Sheppard, elle déplore le déclin du bon goût et de l'amour des beaux habits au profit d'une production industrielle et d'une approche purement consumériste où les « vêtements ne signifient plus aujourd'hui que dollars et cents ». « Il n'y a plus rien d'intime dans la mode, plus rien de personnel. Tout le monde peut acheter une version bon marché des robes de la duchesse de Windsor [...] Les modes naissent et disparaissent trop vite pour qu'on ait le temps de les aimer. ». « Les femmes aiment toujours les photos de mode et suivent attentivement les dernières tendances [...] mais n'achètent que ce que les magasins ou les magazines leur disent d'acheter, prouvant par leur conformisme leur manque d'intérêt profond pour la mode. »
Loin d'être rétrograde,
Bettina Ballard semble au contraire porter un regard lucide et éclairé sur un milieu aussi fascinant qu'impitoyable. Un univers féroce dont elle fit d'ailleurs elle-même les frais avant d'entamer sa carrière de rédactrice mode, comme en témoigne cette anecdote douloureuse au cours de laquelle elle revient brièvement sur sa tentative et ses espoirs de percer en tant que modèle. Un rêve qui ne franchira cependant jamais le seuil de la cabine d'essayage, toutes ses ambitions brutalement douchées par le jugement impitoyable de Vera Lombardi, l'assistante de Chanel.
Un témoignage passionnant à découvrir absolument !