"Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous
le pont Mirabeau coule la Seine..."
(
G. Apollinaire)
Michel-Ange a dit qu'il n'a jamais créé aucune statue, car elles vivaient déjà toutes dans le bloc de marbre de Carrare, et tout ce qu'il avait à faire était de les en libérer. "
Paris est une fête" aurait très bien pu naître de façon similaire.
Hemingway a seulement ramassé les souvenirs et les mots que le vent a dispersés aux quatre coins de Paris.
Et pourtant, on a failli ne jamais pouvoir s'en délecter.
Les dernières années d'
Hemingway, qui comptait toute sa vie sur sa robustesse et sur son élan vital, étaient assombries par la dépression, une maladie chronique du foie, de l'hypertension, et pire encore - il commença à perdre la mémoire. Lui, toujours si fier de sa capacité dickensienne à retenir les noms et les lieux...
En novembre 1956, il a retrouvé au sous-sol de l'hôtel Ritz deux valises bourrées de notes de son séjour parisien en compagnie de sa première femme Hadley, et les retravailler sous forme de ce livre était probablement une sorte de thérapie.
"Maintenant, jamais, il n'écrirait les choses qu'il avait gardées pour les écrire jusqu'à ce qu'il eut assez appris pour les écrire bien. En tout cas, cela lui éviterait d'échouer dans sa tentative. Peut-être n'arrivait-on jamais à les écrire, et peut-être était-ce pour cela qu'on les remettait à plus tard et qu'on ne pouvait pas se résoudre à commencer", réfléchit le héros des "Neiges du Kilimandjaro", l'écrivain Harry, sur le point de mourir. Et comme première de ces choses, il nomme Paris.
Hemingway a réussi in extremis, et trois ans après sa mort, grâce à sa quatrième femme Mary Welsh, le livre est parti à la rencontre de ses lecteurs.
Qui n'aimerait pas "
Paris est une fête" ? Certes, ce n'est pas pour ces "vignettes parisiennes" qu'
Hemingway a reçu le Nobel, mais même son fan le plus aguerri peut parfois ressentir une certaine lassitude à la vingtième description détaillée de la chasse au koudou. Tandis que ce charmant livret ne peut ennuyer ni offenser personne.
Hemingway n'a jamais vraiment séparé la réalité de la fiction, et sa forme prosaïque mal définie reste aussi légère et pétillante que le vin blanc de Mâcon dont il est souvent question dans ces sketches parisiens.
On s'immerge avec bonheur dans cette vie bohème, où la tâche la plus difficile de la journée était de se lever avant midi, et écrire quelques pages avant de se recoucher le soir. La vie entre bars, cafés, hippodromes, littérature et rencontres au gré du hasard. C'est au lecteur de décider s'il a envie de sauter le chapitre sur l'obscur poète Ralph Cheever Dunning, et lire plutôt celui sur l'éclatante grandeur d'
Ezra Pound ou celles sur
Gertrude Stein, dont on sait déjà un peu plus ; si ce n'est qu'elle a beaucoup influencé le propre style d'
Hemingway, même s'il ne voulait jamais l'admettre. Vous serez touchés par la rencontre avec le barde aveugle d'"
Ulysse",
James Joyce, et à chaque apparition de F. M. Ford ou Wyndham Lewis, vous ressentirez une très forte envie de les frapper sur la tête avec un croissant. Sans parler d'inoubliables passages tragicomiques sur le triste chevalier de la nouvelle prose américaine,
F. S. Fitzgerald. Et Zelda, bien sûr...
Tout ce beau monde mis à part, le livre est aussi un intéressant témoignage sur son auteur, qui se laisse aller à une douce nostalgie. On sait qu'
Hemingway était plutôt susceptible, et habitué à régler ses comptes par de mordantes allusions littéraires. On sait aussi qu'il n'était pas exactement un modèle de constance amoureuse, et qu'il savait aller durement (néanmoins honnêtement) à la poursuite de sa carrière. Mais ici on a affaire à un jeune
Hemingway vertueux, un innocent écrivain débutant plein d'audace et de rêves, et un mari aimant, heureux de vivre d'amour et d'eau fraîche.
Il fait revivre le Paris des années perdues de sa jeunesse, où le vin et la nourriture étaient bon marché, et où on pensait assister à quelque chose qui ressemblait à la grande renaissance des arts ; ces temps que personne n'a alors estimés à leur juste valeur, et tout le monde l'a regretté après.
Boulevards au printemps, cafés où on pourrait passer la journée entière à écrire devant un seul verre sans être dérangé par les serveurs, et la joie... que ce soit en observant les mots qui s'alignent aisément sur le papier, ou la belle inconnue qui attend un amant anonyme dans le même café.
"Paris" se lit facilement et laisse une agréable impression. Il coule comme la Valse n°2 de Chostakovitch. 5/5 à cette beauté pure ; qu'elle vive à jamais comme souvenir des temps insouciants !