Splendeurs et misères des courtisanes /
Honoré de Balzac
Après «
le Père Goriot » et «
Illusions Perdues » que j'ai commentés par ailleurs, ce roman achève la trilogie «
Vautrin, ce héros des bas-fonds, ancien bagnard, faussaire et assassin, qui fera tout pour l'homme qu'il adore : Lucien de Rubempré.
Splendeurs et misères des courtisanes fut publié entre 1838 et 1847 et fait donc suite à
Illusions perdues. Composé de quatre parties, il met en scène les aspects souterrains de la société, en explorant le monde du crime et de la prostitution. le premier est dominé par le personnage satanique du forçat évadé, Don
Carlos Herrera, qui connaîtra une forme de rédemption sociale dans sa dernière incarnation ; le second montre une jeune prostituée, Esther, rachetée par son amour pour Lucien Chardon de Rubempré, le poète sans volonté dont l'ambition et la vanité sont les ressorts tragiques du roman.
Un soir de 1824, se donne à l'Opéra un bal masqué. Ancienne courtisane au charme remarquable, Esther, alias la Torpille, s'y rend en compagnie de Lucien de Rubempré. On avait dit le jeune homme ruiné (voir
Illusions Perdues), mais il a payé ses dettes et vit avec Esther. Ses anciens amis ont tôt fait de le reconnaître quoique masqué, mais un singulier personnage qui marche sur les pas de Lucien conseille d'une voix menaçante aux médisants de respecter le jeune homme.
Il est bien connu que les hommes masqués sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne fortune qui ne veulent pas être espionnés par elles.
En dépit de son masque et de son déguisement, Esther est elle aussi reconnue par les invités et, victime de leurs ricanements et moqueries, elle retourne précipitamment chez elle. Bouleversée, au désespoir, elle tente de mettre fin à ses jours. Elle est sauvée in extremis par l'abbé
Carlos Herrera, qui n'est nul autre que « l'ombre » qui suivait au bal Lucien de Rubempré, mais également celui qui a payé ses dettes. Un drôle d'abbé comme on le découvre par la suite.
Soi-disant chanoine du chapitre royal de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII, Don
Carlos Herrera habite avec le jeune homme, qu'il considère comme son fils et son protégé et dont il veut faire la fortune pour en jouir par procuration.
Dès lors,
Carlos Herrera exerce son influence sur Esther pour briser sa relation amoureuse avec Lucien. Tantôt il la terrorise, tantôt il la rassure, puis lui impose l'idée de renoncer d'elle-même à son amour pour se mettre sous sa tutelle. Il contraint ainsi la jeune femme à séjourner dans un couvent pour acquérir un minimum d'éducation.
Lucien le poète, élégant dandy ambitieux et vicieux, à la fois orgueilleux et vaniteux, vit de travaux de journaliste sachant bien que quiconque a trempé dans le journalisme ou y trempe encore, est dans la nécessité cruelle de saluer les hommes qu'il méprise, de sourire à son meilleur ennemi, de pactiser avec les plus fétides bassesses. On s'habitue à voir faire le mal, à le laisser passer, on commence par l'approuver, on finit par le commettre. le patelinage est de rigueur.
Par la suite, Esther devenue un ange qui se relève d'une chute, obtient de revenir vivre avec Lucien, mais, pour ne pas compromettre la chance que celui-ci effectue un mariage aristocratique, elle doit se cacher du monde et vivre en recluse dans un appartement où plusieurs femmes mises à son service, dont Asie, tante de
Vautrin alias
Carlos Herrera, prennent en charge l'ordre de la maison. Mais chez Esther, le corps contrarie l'âme à tout moment. Elle était au-dehors comme une vierge qui ne tient à la terre que par sa forme féminine, au-dedans s'agitait une impériale Messaline, magnifique figure aspasienne. Elle seule était dans les secrets de ce combat du démon contre l'ange.
L'appartement de la rue Taitbout est la prison d'Esther qui ne peut sortir que la nuit. Avec Lucien dont elle est toujours amoureuse, ils vont vivre quatre années de bonheur. Esther à chaque visite de Lucien s'offrait à tous ses regards comme une fleur nouvellement éclose.
Au cours de l'année 1829, il est sérieusement question du mariage de Lucien avec la fille aînée de la duchesse de Grandlieu, ce qui ferait de Rubempré un marquis qui pourrait être nommé ministre de France à l'étranger.
Toutefois, lors d'une rencontre fortuite, le vieux baron de Nucingen devient amoureux de la belle Esther, cette lorette qu'il a fugitivement aperçue alors qu'elle faisait sa promenade nocturne.
Pour Herrera, Lucien est plus qu'un fils, plus qu'une femme aimée, plus qu'une famille, plus que sa vie, il est sa vengeance et il en a fait sa chose. On découvre que la soutane du prêtre espagnol, le plus sûr des déguisements quand on peut le compléter par une vie exemplaire et solitaire, cache
Jacques Collin dit Trompe la Mort, une des célébrités du bagne, évadé de Rochefort, et qui dix ans auparavant, vivait sous le nom bourgeois de
Vautrin dans la maison Vauquer où demeurait
le père Goriot. À l'époque,
Vautrin avait sauvé du suicide Lucien qui était ruiné.
Herrera, apprenant l'amour de Nucingen pour Esther, saisit l'occasion de faire chanter le riche vieillard pour lui soutirer un million qui permettrait d'assurer le mariage de Lucien avec Clotilde de Grandlieu.
Lucien, qui est trop ambitieux pour se contenter d'une vie médiocre veut devenir riche et prend le parti de suivre les instructions de son protecteur qui l'intime à séduire Clotilde de Grandlieu qui est éperdument amoureuse de Lucien, mais Esther, qui aime sincèrement Lucien, est atterrée par l'ampleur du piège où ils sont tous deux tombés.
« Lucien jeta sur Esther un regard mendiant, un de ces regards propres à ces hommes faibles et avides, pleins de tendresse dans le coeur et de lâcheté dans le caractère. »
Esther souffre, elle qui s'était vue pendant cinq années blanche comme un ange ; elle aimait, elle était heureuse, elle n'avait pas commis la moindre infidélité à l'égard de Lucien, et ce bel amour pur allait être sali.
Quoiqu'il en soit, en apercevant tous les avantages d'une pareille alliance, Lucien, joue parfaitement son rôle d'amoureux, faisant figure dans la capitale sans avoir une fortune connue et sans industrie avouée, sachant prendre le ton de spirituelle impertinence des grands seigneurs, une position que nul artifice ne peut rendre pendant longtemps soutenable. Il aime Esther et il veut Clotilde pour femme. Étrange situation ! Il faut vendre l'une pour avoir l'autre et un seul homme peut faire ce trafic sans que l'honneur de Lucien en souffre. Herrera ! L'abbé grand manipulateur !
Après moult rebondissements et négociations, le baron Nucingen retrouve Esther qu'il installe dans un petit hôtel particulier de la rue Saint Georges avec l'idée de ne plus être le père éternel dont la belle Esther lui enjoignait de jouer le rôle.
Comme toutes les natures ingénues, Esther aimait autant à ressentir les tressaillements de la frayeur qu'à se laisser aller aux larmes de la tendresse.
La suite est faite de deuil, d'emprisonnements, de procès, de trahison, de suicides, là
où mènent les mauvais chemins pour Lucien et Carlos. Et hélas aussi pour la pauvre Esther. Lucien va glisser sur la pente fatale qui va le conduire à sa perte.
Un roman de 700 pages, très long, peut-être un peu trop avec de très nombreuses digressions pour faire vivre le Paris des années 1830, évocation de l'univers bourgeois, des maisons de passe, du monde de la justice et des tribunaux et leurs combines, du fonctionnement de la police, de l'univers carcéral, un passage sur la langue argotique et la pègre parisienne, la jouissance ineffable de certaines femmes de fonctionnaires de justice de triompher d'obstacles immenses pour faire gravir les échelons à leur mari qu'elles savent médiocres. À tous les étages de la société, les usages se ressemblent et ne diffèrent que par les manières, les façons, les nuances. le grand monde a aussi son argot, mais cet argot s'appelle le style ! En bref un travail de documentation impressionnant de la part
De Balzac pour réaliser une peinture de moeurs et une critique sociale débouchant sur un véritable roman policier où se mêlent espionnage, amour et politique.
La difficulté de ce roman, car il y en a une, c'est le nombre impressionnant de personnages, ce qui donne une impression de dispersion de l'intrigue : on passe d'un plan à un autre de façon un peu subite. On ne ressent pas la même belle unité perçue dans
le Père Goriot et dans
Illusions Perdues. La conséquence est que le récit tout en étant remarquable n'est pas passionnant comme le fut
le père Goriot. Pour moi, ce n'est pas le meilleur roman
De Balzac et de loin. Maitre du roman réaliste,
Balzac a peut-être le défaut, et on peut voir cela comme la rançon de l'expression réaliste, de surcharger son propos de descriptions interminables. Les explications préliminaires occupent souvent la moitié du chapitre. Comme le disait si bien
Gide,
Balzac encombre son oeuvre de trop d'éléments hétérogènes qui passent difficilement. Cependant on retiendra la puissance d'évocation du texte balzacien grâce à un style foisonnant mais parfois manquant d'aisance, la maitrise dans la conduite de l'intrigue et du déroulement dramatique. Un grand roman malgré ses défauts.