[Certains éléments de l'intrigue sont révélés dans la critique]
Je me souviens. Ce n’est pas anodin du tout qu’Une fille, qui danse commence ainsi. Je pourrais vous raconter en quelques mots l’histoire – je vais même le faire, parce que sinon on ne va rien comprendre – mais ce sur quoi porte le livre, c’est avant tout les mensonges et re-créations de la mémoire. Le narrateur, Tony Webster, le découvre très tôt, quand l’ennuyeux professeur d’histoire, au lycée, interroge ses élèves sur ce qu’est l’Histoire. Adrian, le nouveau qui a rejoint le groupe d’ami de Tony et qu’ils admirent tous, avec leurs yeux d’adolescent, répond que L’Histoire est cette conviction issue du point où les imperfections de la mémoire croisent les insuffisances de la documentation. Le narrateur, surjouant un peu le personnage de rebelle qu’il s’est décidé d’incarner, notamment aux yeux d’Adrian, répond quant à lui que l’Histoire, ce sont les mensonges des vainqueurs. Peut-être, répond le professeur, mais ce sont aussi les mensonges que les vaincus se racontent à eux-mêmes.
Toutes les clés du roman sont là, à quelques pages du début. Il ne reste plus qu’à dérouler les événements, comme un long ruban rapiécé. Nous voyons tout par les yeux de Tony. La première partie se passe dans les années 60. Lui et ses copains sont au lycée, plein d’espoirs et d’illusions. Au moment d’aller étudier à l’université, le groupe est bien obligé de se séparer. Adrian, si brillant, part à Cambridge. Tony, lui, mène des études d’histoire dans un université moins prestigieuse. Il y rencontre Veronica, avec laquelle il commence une relation pour le moins ambiguë. Non sans ironie, le narrateur remet en cause l’image si libérée que le lecteur pourrait avoir des années 60, en indiquant que la plupart des gens n’ont vécu les années 60 qu’une fois les années 70 arrivées – réfléchissant, comme en passant, sur l’évolution des mentalités. A trop mettre en avant les innovations de l’histoire, on oublie souvent le temps que mettent les choses à passer dans les mœurs. On ne peut pas dire que cela se passe très bien entre lui et Veronica, et dans le récit du Tony la jeune femme nous apparaît complètement incompréhensible, changeante, si ce n’est capricieuse. Ils se séparent bientôt. Quelques temps plus tard, Tony reçoit une lettre d’Adrian qui lui apprend que lui et Veronica sortent désormais ensemble. Tony leur écrit un billet amer. Il se dépeint pourtant, un peu grand-seigneur, déçu mais prêt à leur pardonner et à passer à autre chose. Il part dans un road-trip pour l’Amérique, y rencontre une jeune fille avec laquelle l’amour lui apparaît soudain très simple et apprend à son retour, effaré, qu’Adrian s’est suicidé. Quelle explication donner à cela ? Le roman fait alors un bond dans le temps, et c’est un Tony cinquantenaire, divorcé, au tournant d’une petite vie médiocre, qui reçoit un étrange courrier qui fait ressurgir tout ce passé tumultueux. L’histoire conte alors son enquête auprès d’une avocate, de Veronica et de son frère. Comprendra-t-il pourquoi Adrian a mis fin à ses jours ? Percera-t-il enfin le mystère qui entoure Veronica ?
Le lecteur va alors de surprises en surprises. Les mensonges et les illusions du narrateur éclatent un à un, laissant apparaître la vérité par bribes. Et si Tony semble s’être lâchement rattaché à ses histoires de vaincu, il semble tout aussi frappé que nous par le contraste entre son souvenir et ce qu’il découvre au fur et à mesure. Au fond, Julian Barnes nous dit combien le passé est changeant et indéfinissable : on doit bien s’en modeler un petit quelque chose qu’on emporte avec soi, et l’on finit par croire à sa petite idole d’argile, mais combien de détails aura-t-on alors effacé ou déformé ? Tony ne comprendra que bien tard l’impact qu’il aura eu dans la vie d’Adrian et de Veronica – peut-être même ne le comprendra-t-il jamais. Au moins ne pourra-t-il plus souscrire au beau roman dont il était le héros et apprendre à faire avec ses remords.
Un ouvrage profond et prenant à la fois – c’est simple, je l’ai lu en une journée – et qui nous fait réfléchir sur ce que nous nous racontons pour nous reconstruire.
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