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Critique de Fabinou7


Fragments d'une critique.

A la lecture de ce livre, c'est le dépaysement, étranger dans mon propre alphabet : j'aurais dû faire Roland Barthes en LV1.

Il y a un véritable « plaisir du texte » à découvrir ces fragments littéraires originaux, à en apprécier la concision alors même qu'ils recèlent chacun leur petit monde en soi, et à dévêtir au fur et à l'usure les mots qui composent le tumulte amoureux, jusqu'au Comblement ultime car « l'amoureux comblé n'a plus besoin d'écrire ».

Barthes dit refuser toute philosophie de l'amour, il ne veut démontrer que son affirmation. Alors comment faire la lumière sur le sentiment amoureux lorsqu'on est soi-même concerné et que le lieu « le plus sombre est toujours sous la lampe » ?

« Qu'est-ce que ça veut dire, penser à quelqu'un ? Ça veut dire l'oublier et se réveiller souvent de cet oubli. » A partir des figures du langage, du discours, du soliloque de l'amoureux, Barthes entend reconstituer cet imaginaire anarchique, tributaire des incidents - qui sans cesse en menacent la valeur (comme à la Bourse) de dépréciation – incidents que le sujet amoureux – (re)construisant à posteriori son aventure - nommera l'histoire d'amour.

Dans « Roland Barthes par Roland Barthes », un autre abécédaire, biographique, le sémiologue écrivait « il est bon que, par égard pour le lecteur, dans le discours de l'essai passe de temps à autre un objet sensuel », c'est ce savant mélange, servi dans une langue d'écrivain, entre la vie et la théorie qui fait le charme iconoclaste du livre de Barthes.

Ces mots sont rattachés à l'expérience de l'auteur, acquise au cours de ses lectures (Goethe, Sartre, Lacan, Brecht, le Zen...) mais aussi de ses conversations et très pudiquement, de sa propre vie. Il se contente, pour tout indice sur le partenaire, d'un simple « il » ou « lui ».
Nous en savons peu sur la vie privée du grand intellectuel, adulé dans les années soixante-dix. Entre histoires secrètes vouées à l'échec, béguins non réciproques, amours tarifés et rejet physique des admirateurs de son oeuvre, notamment Hervé Guibert, auquel, blessé, il écrivit un fragment spécial. Tout au plus ai-je pu lire qu'un chagrin amoureux lui inspira la rédaction de cet ouvrage.

***

L'amoureux trouve l'objet de son émoi « Adorable » avec « l'idée - l'espoir - que l'objet aimé se donnera à mon désir », en le qualifiant vaguement de la sorte, il ne fait qu'essayer d'exprimer la spécialité, l'unique de son fétiche pour lui ; ou pour une partie de lui, « la coupe d'un ongle, une dent un peu cassée en biseau, une façon d'écarter les doigts en fumant ».

Après l'aveuglement vient l'Altération, ténue, infime, une parole, un geste que l'on n'aurait pas soupçonné et qui fait tache dans la représentation dévote de l'Image de l'autre qui ne devient qu'un parmi les autres.
Souvent c'est par la découverte du désir de l'objet amoureux pour un tiers. L'autre en fait trop - et Barthes de citer Sade “je vis le foutre s'exhaler de ses yeux” (self explanatory).
D'un autre côté il arrive qu'au prétexte de l'autre je désire tellement mon désir que cela conduise à l'Annulation de l'autre - le sujet étant amoureux de l'amour.

Le sujet amoureux est encore celui qui Attend comme « un paquet dans un coin perdu de gare », il est à disposition. Esseulé par la ciguë de l'Angoisse, le sujet amoureux met en scène son attente, essaye de jouer à celui qui n'attend pas, à celui qui arrive en retard mais il est encore en avance… bref il est toujours perdant : « suis-je amoureux ? Oui puisque j'attends ».

« Une angoisse seconde me prend, qui est d'avoir à décider du degré de publicité que je donnerai à mon angoisse première. » On passe son temps à Cacher sa passion à l'autre tout en voulant la lui faire sentir car on veut « être à la fois pitoyable et admirable ».
L'amoureux se pose des problèmes de Conduite en dehors de toute logique : on lui donne un numéro de téléphone et c'est l'abîme ; doit-il téléphoner ou pas... aux faits succèdent les signes à interpréter. « S'angoisser du téléphone : véritable signature de l'amour », désormais on peut également s'angoisser par SMS, par facebook, par whatsapp, par instagram et leurs accusés réceptions mortifères… est-ce une démultiplication de l'amour ou de l'angoisse ?

La Déclaration, le bavardage et le baratin sur l'amour contiennent toujours une allocution secrète. Quand on “frotte son langage contre l'autre”, quand on entretient ce frôlage par des commentaires en apparence futiles - car les événements du sujet amoureux sont souvent d'une grande platitude- en fait on dit “je te désire” car le langage est une peau et ce « coïtus reservatus », ce marivaudage, est une invitation à l'acte d'amour.

L'autre devient l'objet de notre servitude (volontaire) jusqu'au déclic. On en vient à « déréaliser » l'amour, revenir à la raison, et à se demander, un soir, dans le hall d'un hôtel, loin de chez soi “qu'est-ce que je fous là ?”.

Le discours amoureux s'oppose à l'action, il est le récit mythologique, légendaire des événements, embaumés, figés des faits accomplis. Mais ce discours souffre de ne pouvoir s'écrire. “Écrire sur quelque chose c'est le périmer”.

L'amoureux ne le sait pas encore mais il va errer d'amour en amour, de nuance en nuance reproduisant le même discours amoureux ou risquer de rejoindre le cimetière des éléphants amoureux : la friendzone (Barthes parle de « la région Amitié »).

“Tout contact, pour l'amoureux, pose la question de la réponse : il est demandé à la peau de répondre”. Barthes analyse le passage, subrepticement, de l'étreinte, comblée par la voix, le rêve d'union totale, immuable, à l'heure des confidences sur l'oreiller, bref le câlin au désir sensuel. Ce moment d'éternité, dans la plénitude de la tendresse reçue et donnée, presque maternelle, tout en sachant que le désir gronde sous les lattes, dans les draps, prêt à surgir. Cet enlacement enfantin dans le creux des bras de l'être aimé fait place à l'adulte, l'amoureux, l'être désiré. Pour Barthes, ce passage de l'un à l'autre est incarné par le dieu Eros : « un enfant qui bande. »

La jalousie ne prend pas uniquement le visage d'un amant (qu'il soit de la chine du nord ou celui de la rousse et dangereuse Jolene, que Dolly Parton supplie dans sa chanson de ne pas lui prendre son mari).
Elle est aussi dans les Fâcheux, ces gens qui s'invitent à dîner, ces loisirs trop prenants qui fissurent la dualité exclusive, où l'amoureux est contraint de partager l'autre avec le monde (et le mondain). On a envie de n'être qu'avec l'objet du sentiment amoureux, exclusivement, de s'exclure du monde, et finalement c'est un “double deuil, ce dont je suis exclu ne me fait pas envie.”

L'amoureux ne veut pas commettre de fautes, il pousse, par exemple, la crainte de la culpabilité jusqu'à attendre sur le quai de gare que le train de l'autre parte en premier.

Le paradoxe de l'amoureux est qu'il clame triomphant qu'il connaît l'autre mieux que quiconque alors même qu'il est au fond, Inconnaissable, il lui échappe sans cesse, comme un savon sous la douche. Finalement déclarer qu'on ne connaît pas l'autre n'est-ce pas une façon de dire que l'on ne saura jamais ce qu'il pense vraiment de nous ?
L'amoureux accepte alors « d'aimer un inconnu » et de se contenter de le connaître par le plaisir ou la souffrance qu'il lui donne. de même que Werther tombe amoureux après avoir appris les transports de la passion par un jeune valet, l'amoureux trouve son objet par Induction. Autrement dit, et par La Rochefoucauld, « il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux, s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour ».

« Ne soyez plus angoissé, vous l'avez déjà perdu(e) ». L'amour c'est bien connu c'est aussi la Jalousie. L'amoureux souffre de devoir partager l'autre. Mais le partage est une perfection de caractère comme Melite et Hyperion. Or, l'amoureux veut être parfait. Ainsi l'amoureux souffre non seulement du partage mais encore de son « impuissance à en supporter la noblesse ».

Et ces mots : « je t'aime », passés le « premier aveu », la fonction informative, ne veulent « plus rien dire », ils sont « une figure dont la définition ne peut excéder l'intitulé », ils sont de l'ordre du cri. L'amoureux est tout en désir et ce désir s'échappe comme une hémorragie dans la Langueur amoureuse des baisers sans fins.

L'auteur s'inscrit dans son époque, les années soixante-dix sont celles de la révolution sexuelle et l'auteur d'affirmer que l'obscène ce n'est plus la sexualité mais la sentimentalité. L'amoureux, conscient de sa bêtise, éprouve une solitude intellectuelle dans son sentiment. Car l'amour n'est plus à la mode dans la pensée des années soixante-dix, ce qui faisait dire à Barthes, sur le plateau de Bernard Pivot, que l'amoureux était dans une situation de solitude intellectuelle. Françoise Sagan également présente sur le plateau d'Apostrophes d'ajouter qu'on peut faire l'amour à six sans prendre aucun risque, alors que tomber amoureux…
L'amoureux, s'il est un homme, souffrira également de l'incompatibilité entre la virilité et l'éloge des larmes de Schubert, fondatrices du mythe de la douleur : « Les paroles que sont-elles ? Une larme en dira plus. »

« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue. » Racine, Phèdre. Si Barthes analyse longuement le « coup de foudre », l'enamoration, le ravissement, il en oublie sans doute, pardonnez-moi, le coup de foutre.
La sexualité n'est que suggérée dans cet ouvrage et c'est sans doute un parti pris car on ne peut soupçonner Roland Barthes de chasteté et à sa décharge, ce n'est pas dans le Werther de Goethe ni dans la littérature de l'époque romantique en général que l'on trouvera matière à ces considérations (même reproche qu'adressait, sur un même ton graveleux, Flaubert à Lamartine).

Barthes place chronologiquement la Rencontre au début, le “premier plaisir” où l'on découvre, sur un coup de dés, un autre soi-même, narrativement on se raconte, on rebondit, on a les mêmes goûts. Peut-être, et cela me rappelle le mot de Susan Sarandon qui comparait les relations amoureuses à des organismes vivants en mutation permanente, pourrait-on lui opposer, et je vous pose la question chers babeliote, dans la mesure où l'on change toute sa vie, est qu'on ne se rencontre pas à nouveau plus tard dans une même relation ?
Pour Barthes (c'est joyeux), l'amoureux qui ne se suicide pas a deux options : soit il transforme la relation en dialectique ; il garde l'amour mais abandonne l'hypnose ; soit il est condamné à réitérer avec d'autres cette même “aventure” (le ravissement etc).
Je crois que c'est la limite du livre, l'amour qui « va bien », qui entre dans cette dialectique et qui sort de l'hypnose de la passion n'a pas intéressé Barthes. L'auteur assume d'autant plus qu'il cite Corneille, « l'imitation de Jésus Christ » :

« Et sans s'immoler chaque jour
On ne conserve point l'union fruitive
Que donne le parfait amour. »

L'amoureux peut croiser le fer lors de Scènes où il tentera d'avoir le dernier mot. Oisive et luxueuse, la Scène ne progresse pas, elle n'a pas de sens. Elle est surenchère. Qui n'a jamais ressenti le contraste entre l'état de colère où nous plonge une dispute et la futilité du sujet « officiel » de la Scène que l'on se joue ?

Pour éviter de se noyer dans la chasse aux signes, il faut s'en remettre au langage, à la communication et surtout tenir pour vraies les déclarations. Puis vient le temps des souvenirs à l'imparfait, ces grains de mémoire, anamnèses de haïkus mémoriels. “L'imparfait est le temps de la fascination : ça a l'air d'être vivant et pourtant ça ne bouge pas”, c'est “le leurre épuisant de la mémoire”.

***

Littérairement parlant, dans une certaine mesure et jusqu'à un certain point, il y a un avant/après Fragments d'un discours amoureux : on ne lit plus tout à fait les romans d'amour de la même manière, il y a une ébauche de grille de lecture, des conjonctions, des logiques et des réminiscences qui sont comme tant d'exemples narratifs des fragments proposés par Barthes.
Lisez-le et faites l'expérience ensuite avec vos lectures, parfois, comme un « pop-up » sur le net ou un murmure derrière votre épaule, les mots de Barthes résonneront pour révéler tel ou tel comportement des personnages.

Le discours amoureux, en dépit de la variété de nos expériences et personnalités, on s'y retrouve tous peu ou prou, prisonniers d'un unique langage, nous conjuguons nos réalités avec les mêmes accords. Finalement, nous pouvons conclure, avec Roland Barthes que « le vrai lieu de l'originalité n'est ni l'autre ni moi, mais notre relation elle-même. C'est l'originalité de la relation qu'il faut conquérir. »

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