Il peut paraître étrange qu'un homme d'âge bien mûr s'intéresse aux
mémoires d'une jeune fille, surtout « rangée », mais l'évolution de Simone de Beauvoir dans cette biographie est aussi racontée par une dame de cinquante ans, avec ce recul nécessaire au genre.
Il n'en reste pas moins que sur le plan humain, ses interrogations sur la vie, l'amour, la foi sont le lot de tout un chacun doté d'un cerveau en état de marche. L'auteure pourrait être ma grand-mère et ce récit, tout imprégné du goût et des idées de l'époque – rappelons qu'elle est née en 1908 – présente un panel intéressant de la pensée et des idées bourgeoises. Ses parents l'élèvent dans la foi catholique que la petite fille puis l'adolescente accepte dans un monde qu'elle croit ordonné et bien en place. Amoureuse des livres et de la lecture, elle acquiert très vite une culture défiant toute concurrence et reste une excellente élève. Mais un jour, elle se rend compte que dans la pension religieuse où elle fait ses études secondaires, le niveau n'est pas à la hauteur de ses ambitions :
"Ces demoiselles ne détenaient plus les clés du bien et du mal du moment où j'avais découvert qu'elles étaient bêtes. "(163)
Voulant tour à tour devenir nonne puis institutrice et enfin, à quinze ans, écrivain, Simone se crée une mystique plus ou moins panthéiste, interroge Dieu qui ne répond pas, l'abandonne, élargit son cercle d'amies, tombe amoureuse d'un cousin un peu plus affranchi, car son éducation est stricte, les livres censurés par les parents, les sorties nocturnes impossibles ou très contrôlées. Et puis Simone vit dans un univers bourgeois, rempli de bienséance, de haine du métèque et d'Action Française. Tout son mérite vient de sa réflexion pour sortir de ce carcan qui la tient enfermée car, bien sûr, elle veut connaître le monde, donner un sens à sa vie, ce qui la fera se tourner vers des études de philosophie et obtenir brillamment l'agrégation :
"« Être aimée, être admirée, être nécessaire ; être quelqu'un. » J'étais de plus en plus sûre d'avoir « un tas de choses à dire » : je les dirais. "(302)
Cependant, on ne peut s'empêcher de se dire qu'elle a une chance extraordinaire de vivre à Paris à cette époque. Elle peut aller méditer au Luxembourg, voir les premiers Chaplin ou les films marquants, fréquenter la
Bibliothèque Nationale, la Sorbonne, les cafés pleins de vie si bien qu'on se dit parfois que ses angoisses tendent au nombrilisme. Elle a néanmoins conscience, qu'à force de vie trop intellectuelle, on se sépare du monde, ce qui l'amène, de façon assez comique voire un peu ridicule, à se dévergonder dans les cafés populaires
Dans sa quête il y a beaucoup de discussions, d'interrogations, de déceptions, elle pleure aussi beaucoup face à l'attitude de ce grand dadais brillant, volage, qui ne sait pas non plus ce qu'il veut. le style est limpide, le paragraphe rigoureux presque comme une dissertation, le vocabulaire précis, on sent une très grande maîtrise de la langue : utilisation massive du point virgule et du subjonctif imparfait dans ce passé recomposé où elle finit par choisir son camp après avoir pas mal navigué. Elle finit par se sentir différente et donne pas mal dans le complexe de supériorité. Et puis, bien évidemment il y a la rencontre avec
Sartre, éblouissant d'intelligence et de culture (mais ça on le savait déjà !), décisive. Première allusion au philosophe :
"Seul me demeurait hermétique le clan formé par
Sartre, Nizan, Herbaud ; ils ne frayaient avec personne ; Ils n'assistaient qu'à quelques cours choisis et s'asseyaient à l'écart des autres. Ils avaient mauvaise réputation." (408)
En filigrane,
Simone de Beauvoir, donne aussi l'exemple d'une émancipation de la femme, juge le mariage inutile, car des exemples lui prouvent qu'il s'agit presque à chaque fois de mariages de raison et finit par aider une amie amoureuse dans ce dur combat pour imposer l'homme de sa vie. Mais trop tard. Ce dernier évènement d'ailleurs la hante encore, car la mort de cette fameuse « Zaza » lui semble le prix de sa liberté à elle.
Un ouvrage à faire lire aux jeunes filles d'aujourd'hui. Elles s'y reconnaîtront sans doute. Et les garçons aussi !