De ce roman graphique émane une sorte d'urgence de dire, de comprendre, de faire le point. C'est le premier récit explicitement personnel d'
Alison Bechdel et le plus brûlant. Les deux suivants seront plus apaisés, ils ont pris de la distance vis à vis de leur sujet : sa mère et leurs relations, dans
C'est toi ma maman ? ; et un survol de sa propre vie, de la jeunesse à l'âge adulte, à travers son addiction au sport, dans
le secret de la force surhumaine.
Ce beau récit d'apprentissage mêle autobiographie de son enfance, portrait de son père et étude de leurs relations, dans une structure répétitive , où les mêmes scènes sont revisitées et réinterprétées à plusieurs reprises.
Dans cette famille de la middle-class américaine, la primauté est donnée aux apparences et à la réalisation personnelle de chacun des parents ; la froideur et la solitude individuelle règnent à la maison. La mère joue du piano ou répète des rôles de pièces de théâtre amateur dans lesquelles elle joue ; le père est directeur de la maison funéraire familiale et restitue autant que possible l'apparence du vivant chez les morts qui lui sont confiés, tandis qu'il restaure dans le style victorien, avec une extrême minutie, une attention aux détails monomaniaque et tyrannique, la maison d'époque qu'il a achetée. Il cache aussi soigneusement ses relations homosexuelles à ses enfants, Alison et ses deux frères cadets, et à la petite ville de Pennsylvanie qu'il habite.
«Il est tentant de suggérer, après coup, que notre famille était une imposture. Que notre maison n'était pas du tout un vrai foyer mais juste un simulacre, un musée» (p.21) «Ton père, dire la vérité ? Tu veux rire.» (p.63)
Les lectures de ce roman graphique foisonnant, sincère et plein d'auto-dérision sont multiples. Récit de filiation, identité et orientation sexuelle, place de l'art dans une vie, rapport à la mort et suicide, etc.
Les deux premiers thèmes sont intimement mêlés, comme le résume
Alison Bechdel à propos de ses relations conflictuelles avec ses parents. Avec les deux : «C'est peut-être là que j'ai signé un contrat tacite avec eux, stipulant que je ne me marierais jamais, que je vivrais la vie d'artiste que l'un et l'autre avaient abdiquée» (p.77) ; avec son père : « Nous étions des invertis, mais également des inversions l'un de l'autre. Alors que j'essayais de compenser son manque de virilité, il tentait d'exprimer sa part féminine à travers moi. » (p.102) ou «Dans la complexe narration inversée qui gouverne nos histoires entrelacées...» (p.236). de fait, le père, qui lui ne se conforme pas aux codes de la virilité, oblige sa fille à se conformer à ceux de la féminité pendant toute son enfance. La sexualité est abordée avec beaucoup de réalisme, mais sans ostentation, avec une sorte de neutralité, tout comme la mort, deux sujets particulièrement délicats à traiter avec justesse.
L'art est un autre fil rouge du roman. Cinéma, musique (la mère joue Chopin au piano), architecture, arts visuels -peinture et dessin et, surtout, littérature au sens large -romans, théâtre, poésie, philosophie et mythologie. Les deux parents sont d'ailleurs professeurs de littérature anglaise (le père a en effet deux métiers). le récit lui-même est structuré sur cet axe : la plupart des chapitres ont pour titre une oeuvre littéraire éponyme ou un fragment de citation («vieux père, vieil artisan», La mort heureuse, «cette antique catastrophe», A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Un mari idéal) ; et l'oeuvre commence et se termine sur un commentaire du mythe de Dédale et Icare, méditatif et analogique, père et fille étant à tour de rôle chacun des protagonistes du mythe et le père pouvant représenter en sus le Minotaure, lors de ses explosions de rage (et la maison victorienne le labyrinthe !). Sont ainsi abondamment citées les oeuvres de Camus,
Oscar Wilde,
Proust, Fitzerald, Colette,
Henry James,
James Joyce,
Anaïs Nin,
Kate Millett, etc. Sans compter les nombreuses cases dans lesquelles le père lit un livre dont on voit le titre. Et n'est-ce pas
Alison Bechdel elle-même qui compare ses parents à des héros de romans ? «Si mon père était un personnage fitzeraldien, ma mère sortait tout droit d'
Henry James.» (p.70).
Le thème de la mort et du suicide parcourt tout le récit. La mort, tout d'abord, que la famille côtoie dans son caractère banal et familier, en raison du métier du père et de ses aïeux. le funérarium est la demeure de la grand-mère paternelle, le père y travaille et les enfants y accomplissent des «corvées» et y jouent avec détachement (seule interdiction formelle : monter dans les cercueils). le suicide, car c'est autour du mystère de la mort accidentelle du père que s'articule l'ouvrage, dans lequel
Alison Bechdel mène une sorte d'enquête introspective : s'est-il suicidé ou est-ce un simple accident de la route ? Et, si oui, quelles en sont les causes ; le «coming out» d'Alison, quelques mois auparavant et la découverte par la fille de l'homosexualité totalement tabou de son père et, par celui-ci, de la sexualité lesbienne assumée de sa fille ; la demande de divorce effectuée par la mère juste deux semaines avant l'accident ?
Le travail est effectué avec une minutie remarquable, tant au niveau de l'analyse des souvenirs de l'auteure, que dans le dessin hachuré en noir et blanc, qui reproduit une masse monumentale de documents dans leur état original, photos, cartes, postales, plans, lettres manuscrites, articles de journaux, extraits de livres...Ce père complexe, tyrannique et hyperactif, aux colères imprévisibles, distant et pourtant si proche de sa fille par les goûts littéraires, la personnalité obsessionnelle et l'homosexualité, est décrit avec infiniment d'humour -grinçant parfois-, de tendresse et de lucidité.