Ce livre est une sorte de « fantasia » intellectuelle, mais une fantasia ordonnée, qui transporte le lecteur dans le Brésil du XVIIIe siècle. le héros en est Antônio Francisco Lisboa, le plus célèbre sculpteur du pays, auteur de statues religieuses et de reliefs de façades d'églises, notamment à Ouro Preto, sa
ville natale. L'homme est lui-même un personnage mythique : bâtard né vers 1738, sang-mêlé, lépreux (ou syphilitique ?), baptisé de son vivant « Aleijadinho », c'est-à-dire « petit estropié », il naquit sous les auspices les moins favorables. Il tutoya cependant les anges en sculptant des êtres célestes aux visages sereins et aux corps glorieux, pour des commanditaires riches
du commerce de
l'or. À la fin de sa vie, entre 1795 et 1798, il conçut les 66 personnages grandeur nature du chemin de croix de l'église du Bon Jésus de la cité de Congonhas, l'un des « monte sacro » les plus spectaculaires du Nouveau Monde. À vrai dire, Aleijadinho a déjà fait l'objet d'une multitude d'études. En France, après
Blaise Cendrars en 1926,
Germain Bazin écrivit en 1963 un ouvrage sur le sculpteur « baroque ». Une grande rétrospective de son oeuvre a été présentée en 2000 à Rio de Janeiro ; à New York, en 2001, Aleijadinho fut une des vedettes de l'exposition « Brazil, Body and Soul » au Guggenheim Museum. Mais le petit volume de
Judith Benhamou-Huet est rafraîchissant à plusieurs titres. Les dix chapitres illustrés de délicates photographies d'Aurore Belkin sont autant de songes éveillés sur le destin du « dieu noir », sur ses statues colorées et dorées, dont les yeux en amande regardent avec douceur les sévices in igés au Christ. Sa lecture est un voyage initiatique tout intérieur et personnel, mais toujours lié avec rigueur à l'histoire. Surtout, au fil des pages, on comprend de manière admirable la complexité de la fortune critique d'Aleijadinho. Au moment de l'indépendance du Brésil, le métis d'Ouro Preto fut le champion des chroniqueurs du XIXe siècle, mais aussi une sorte d'exception, qui confirmait la règle coloniale. Dans les années 1940, parce qu'il était le fils naturel d'un architecte portugais et d'une esclave angolaise, qu'il gênait une historiographie favorable aux origines européennes du baroque, on a dénié à Aleijadinho la paternité de ses principales oeuvres. Son existence même, telle qu'elle avait été retracée un siècle plus tôt, fut mise en doute. En 2008, un catalogue raisonné a été publié, qui posait la question de l'atelier et des copies tardives, question somme toute banale pour l'art religieux, sur tous les continents. le scandale ne se fit pas attendre : pour ses collectionneurs et pour les Brésiliens en général, le « petit estropié » est un génie, dont les modèles ne souffrent aucune remise en cause, aussi savante soit-elle. Ce n'est plus Aleijadinho, mais le sublime éclopé,
Michel-Ange brésilien ou Vulcain même, dieu forgeron boiteux, qui modela de ses mains le bouclier d'Achille. Comment une légende artistique nationale se construit, s'amplifie et se transforme, à partir d'une existence attestée, à la fois énigmatique et aveuglante de vérité, voilà le sujet sous-jacent de cette captivante promenade.
Par
Christine Gouzi, critique parue dans L'Objet d'Art 539, novembre 2017