L’énergie des cabrioles de Chaplin est répétitive et cumulative. Chaque fois qu’il tombe, c’est un homme nouveau qui se relève. Un homme nouveau, qui est à la fois le même et différent. Le secret de son optimisme est sa multiplicité.
C’est cette même multiplicité qui lui permet de tenir jusqu’au prochain moment d’espoir, bien qu’il soit habitué à voir tous ses espoirs réduits en miettes. Il subit une humiliation après l’autre avec équanimité ; s’il contre- attaque, c’est toujours avec un soupçon de regret. Une telle égalité d’humeur le rend invulnérable – au point de sembler immortel. L’immortalité, nous la ressentons alors même que nous demeurons enfermés dans le cercle désespérant de notre quotidien, et la reconnaissons d’un rire.
Une chanson, au moment d’être chantée ou jouée, acquiert un corps. Et pour ce faire, elle s’empare de corps préexistants pour les posséder brièvement. C’est le corps de la contrebasse qui se tient droite tandis qu’on la gratte, le corps de l’harmonica niché au creux de deux mains suspendues devant une bouche comme des oiseaux picorant l’air, ou le torse du batteur pendant qu’il joue. La chanson s’empare du corps du chanteur, l’abandonne, puis s’en empare à nouveau. Et un moment plus tard, elle prend possession des corps des spectateurs présents dans l’assemblée qui, en l’écoutant et se mouvant à son rythme, sont transportés dans le passé, dans l’avenir.
Une chanson, contrairement aux corps dont elle s’empare, n’a pas d’attaches, ni temporelles, ni spatiales. Une chanson raconte une expérience passée. Chantée, elle emplit le moment présent. Les récits agissent de manière semblable. Mais les chansons ont une dimension supplémentaire qui leur appartient en propre. Si une chanson emplit le moment présent, c’est qu’elle espère trouver, dans ce qui est pour elle un futur flou, une oreille susceptible de l’entendre. Elle se projette, toujours plus loin. Sans la persistance de ce mouvement, je suis certain que les chansons n’existeraient pas. Les chansons se projettent.
Rappelons-nous que le temps, comme Einstein et d’autres physiciens nous l’ont expliqué, n’est pas linéaire, mais circulaire. Nos vies ne sont pas des points situés sur une ligne – une ligne amputée, de nos jours, par l’avidité du moment et un ordre capitaliste tel qu’on n’en a jamais connu. Nous ne sommes pas des points sur une ligne ; mais plutôt les centres de cercles.
Nous autres nageurs, nous partageons une forme d’anonymat égalitaire. Pas de chaussures, aucun signe de hiérarchie. Rien que nos maillots de bain. Si vous touchez par mégarde un autre nageur en le ou la dépassant, vous vous excusez. La cruauté sans limite à l’encontre de notre prochain, cette cruauté dont nous sommes capables quand nous sommes fanatisés et endoctrinés, est difficile à imaginer au moment où vous faites demi-tour et entamez votre vingtième longueur.
J’ai relu récemment le beau livre d’Albert Camus, Le Premier Homme. Camus y part à la recherche de ce qui, dans son enfance et dans sa jeunesse, a fait de lui l’homme et l’écrivain qu’il est devenu. Et cela sans la moindre trace d’égocentrisme. C’est un livre qui parle du monde tel qu’il était à cette époque, et de l’Histoire.
L’ayant lu, je me suis demandé ce qui avait fait de moi un conteur. Et j’ai trouvé un indice. Rien de comparable, cependant, à ce que Camus avait découvert. Juste un aperçu jeté au vol sur le papier.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu la sensation d’être une sorte d’orphelin. Un orphelin d’un genre un peu étrange, car j’avais des parents aimants. Ma condition n’avait rien de pitoyable. Mais certaines circonstances matérielles rendaient cette sensation possible, et même l’encourageaient.
John Berger and Susan Sontag speak about story telling and about the ethic of photography.