Ce sont comme les pièces d'un puzzle, toutes ces centaines d'histoires, de quelques lignes à une page, rarement plus. Si on laisse, sans effort particulier, sans être avide de démonstration ou d'explications rationnelles et basées sur des statistiques, juste par l'accumulation des faits et des émotions que soulèvent et que révèlent toutes ces mini-tranches de la vie d'un hôpital moscovite dans les années Eltsine, si on laisse donc se constituer le puzzle, on finit par voir apparaître le dessin d'ensemble : une Russie délabrée, des russes qui n'attendent plus rien de l'Etat depuis que l'URSS s'est volatilisée, qui n'attendent rien de leurs compatriotes car chacun doit sauver sa peau et trouver sa pitance, une Russie où l'alcoolisme et la misère n'ont plus le moindre garde-fou et où seul compte l'argent – attention, quand on dit l'argent ici, on ne parle pas des milliards des truands-affairistes-oligarques, non, celle des petits vieux qui ont travaillé toute leur vie et qui se voient soudain jeté à la rue sans rien d'autre à faire que de ramasser des mégots pour survivre et aller dormir dans la rue – le nombre de scènes de SDF qui viennent se « faire soigner » pour être simplement au chaud avec un bol de soupe à l'hôpital…
D'un certain point de vue, c'est l'histoire des témoignages sur cette période qu'on lit dans « La fin de l'homme rouge » de
Svetlana Alexievitch, mais ici, un seul cadre, un seul témoin,
Oleg Pavlov, gardien qui essaye comme les autres de supporter cette déliquescence sans péter un câble et de garder son boulot pour vivre, point. Comme il le dit clairement pour les liftiers « il y a des milliers de coopératives de services privées [qui remplacent le MosLift central soviétique], il y a des millions de vieux sans moyens de subsistance et prêts à faire n'importe quel travail, que ces agences engagent en les escroquant, leur retenant une partie de la paye, la seule sanction qui soit étant le fric ».
Evidemment, un tel état des lieux, et en plus dans un hôpital à moitié délabré, autant dire qu'on ne va pas rigoler souvent. Nombre de gens arrivent dans un état d'épuisement avancé et… ils meurent dans le couloir… Déprimant ?
D'abord, c'est très bien écrit, très bien mis en place. Et puis surtout, un témoignage nécessaire et sans fard, sans la moindre trace d'exotisme ou de pittoresque. Pas de suspense, pas de happy end, pas de « rose qui pousse sur le fumier », pas de personnages attachants qu'on retrouve de chapitre en chapitre. du ras des pâquerettes de la vie à Moscou dans la période de libéralisation et de corruption qu'ont été les années 90. C'est dur, oui, ça c'est certain.