Fichtre, on peut dire qu'il a de la suite dans les idées, le sieur Binet !
À la manière d'un garde-barrière taquin et particulièrement imaginatif, il actionne ici le levier d'un aiguillage temporel et s'amuse à observer le train de l'Histoire, lancé à pleine vitesse sur une voie parallèle.
La première bifurcation impromptue se situe vers l'an mille, quand la fille d'Erik le Rouge (grand explorateur norvégien et premier colon du Groenland) pousse un peu plus au Sud et débarque sur les côtes américaines. Petite entorse à
L Histoire, mais grandes conséquences à venir : les peuplade autochtones apprennent à forger le fer, développent une imunité face aux microbes europééns et mettent en déroute, un demi-siècle plus tard, l'envahisseur gênois que nous connaissons sous le nom de
Christophe Colomb. Deuxième bifurcation, et le train continue sa course.
Arrive l'année 1531, qui voit Atahualpa (fils du Soleil et illustre empereur Inca) franchir la mer Océane et poser le pied sur le Vieux Continent, que l'auteur redessine audacieusement en Nouveau Monde. À force d'intrigues, de manigances, de hargne et de coups du sort plus ou moins capillotractés, Atahualpa et ses hommes font main basse sur le Portugal, puis sur l'Espagne et enfin sur l'Europe toute entière.
Voilà la formidable résultante du vaste effet papillon initié par notre agent ferroviaire facétieux.
Et le lecteur dans tout ça ?
Comment appréhende-t-il la fable qui lui est proposée ?
En ce qui me concerne, l'enthousiasme suscité par ce pitch ambitieux fut - il me faut l'admettre - de courte durée. Il est vrai que cette aventure ne manque pas qualités, que l'idée est originale, que je suis plutôt friand d'uchronies et qu'enfin l'imagination débridée de
Laurent Binet, étayée par des connaissances historiques que je suppose solides (sans être moi-même suffisamment érudit pour pouvoir en juger) avait tout pour me plaire.
Hélas, la lecture s'est révélée un peu moins plaisante qu'attendu, en raison notamment de cet embrouillamini de noms propres qui ont parfois semé la confusion dans mon esprit, et qui entravent trop lourdement le déploiement du récit. En multipliant les références à des lieux ou à des personnages historiques, en détaillant à l'infini chaque branche de leurs arbres généalogiques, nul doute que l'auteur espérait gagner en crédibilité, donner à sa contrefaçon tous les aspects du réel, mais le résultat n'est malheureusement pas toujours très digeste.
Quand un mot sur trois s'écrit avec une majuscule, quand on est obligé périodiquement de feuilleter le livre à rebours pour se rémémorrer qui est qui, il est difficile de s'immerger complètement dans l'histoire...
Autre détail fâcheux pour moi : les personnages - nombreux ! - mis en scène par Binet ne parlent pas, si ce n'est à travers quelques échanges épistolaires (par ailleurs terriblement bien écrits ! Ô que j'ai aimé ces formules fleuries si pleines de déférence !). L'auteur se contente de dresser la chronique de leurs faits et gestes mais nous les suivont de trop loin, sans véritablement pouvoir nous y attacher, sans émotions ni empathie particulière.
Qu'on ne s'y trompe pas cependant : nombreuses sont les pages qui m'ont séduit, notamment celles qui évoquent l'ingénuité des colons incas découvrant l'écriture et les livres ("les feuilles qui parlent"), la poudre et les arquebuses ("les cannes de feu"), les pièces de monnaies... Et que dire de leur effarement face aux délires de l'Iquisition espagnole et plus généralement à l'ensemble des rites de la religion catholique (celle du "dieu cloué"), si éloignés de leurs propres traditions !
Enfin, le récit des tractations politiques, le jeu des alliances, les références muliples à divers personnages de l'époque (Charles Quint,
François Ier, Luther,
Erasme, Pie V, Barberousse,
Cervantès, j'en passe et des meilleurs !) ou les explications sur la mise en place des réformes imaginées par Atahualpa pour assoir son pouvoir, m'ont beaucoup intéressé.
Cilizations est donc au final un roman complexe, original et très travaillé, qui m'aura quelques temps échauffé les méninges !
Malgré quelques réserves, je dois bien reconnaître qu'il me fut agréable, finalement, d'assister à ce curieux phénomène : "l'axe du monde en train de se déboiter" (p.94).