«
La septième fonction du langage » :
Laurent Binet (Folio, 475p)
Brillant, hilarant, décapant, prenant, déjanté, je cherche les épithètes suffisamment explicites. Entre pastiche de polar, cours de sémiologie pour les nuls, chronique très réaliste d'une époque pas si ancienne, satire d'un monde intellectuel et politique en forme de charge drolatique et sans complaisance mais avec sa part d'autodérision, voilà comment j'ai envie de caractériser cet objet littéraire non identifié qui échappe à toute case. Car l'auteur sait nous faire éclater de rire tout en nous piégeant au jeu du suspense haletant. Agrégé de lettres et universitaire, qui connait donc bien son petit monde,
Binet (hérite-t-on par hasard du patronyme d'un des deux créateurs du plus célèbre test d'intelligence au début du XXème siècle, le fameux
Binet-Simon ?), nous tricote avec un sens remarquable du récit une fiction qu'il cale de la manière la plus rigoureuse sur la réalité historique dans laquelle elle est supposée s'inscrire.
Partant de la mort accidentelle de
Roland Barthes, écrasé par une camionnette début 1980, il imagine qu'il s'agit en fait d'un assassinat, un complot aux ramifications internationales, destiné à faire main basse sur un document théorique détaillant «
la septième fonction du langage », celle qui supposément ouvre de manière radicale les portes de l'art absolu de convaincre. le narrateur-auteur nous guide dans une enquête policière où un commissaire a priori réactionnaire, et qui ne comprend rien à la sémiologie, contraint un jeune universitaire linguiste (de gauche bien sûr) à l'aider à décoder des théories et un monde d'intellectuels qui lui sont totalement étrangers. On va don
c, entre l'
Université de Vincennes et les USA, entre Bologne et le Quartier Latin, pister la crème de l'intelligentsia des années 80, de Foucault à
Derrida, de
Umberto Eco à
Lacan, de
Guattari à Cixous et Kristeva, et même jusqu'à
Althusser dans ses basses oeuvres avec sa femme. On découvre sous la plume alerte et corrosive de
Binet (mais qui ne se prend jamais trop au sérieux) ce microcosme, ses tics et ses tocs, son langage et ses moeurs… Outre
Barthes lui-même, les portraits sont d'un réalisme très accrocheur, très drôle, de
Sartre au jeune BHL, et l'on sent que
Binet a eu une jubilation toute particulière à s'attarder sur la figure de
Philippe Sollers (mais on ne dira pas ici ce que le romancier inflige comme punition métaphorique au dandy à l'égo prétentieux et bouffi).
Mais l'intrigue a également sa dimension politique, on est à la vieille des élections qui vont opposer Giscard et
Mitterrand (et cette septième fonction du langage n'est-elle pas la meilleure arme pour clouer le bac de son adversaire ?), et là aussi les caricatures sont saisissantes, y compris celles des seconds couteaux, Poniatowski ou D'Ornano d'un côté, Jack
Lang et Fabius de l'autre.
Jamais on ne s'ennuie, entre parapluies bulgares empoisonnés et étudiants des campus américains ou français plus ou moins sous stupéfiants, mystérieux japonais non identifiables et mafioso napolitain, dans une enquête qui flirte entre
Sherlock Holmes (qui lui aussi devait être sémioticien !) et les aventures de Tintin. Et même si
Binet nous offre ici ou là quelques véritables données vulgarisatrices en sémiologie, nul besoin d'être un intellectuel averti pour en goûter les délices (j'en suis la preuve vivante). Pas non plus besoin d'avoir mon âge, et donc la mémoire vivante des luttes de pouvoir des années 80 et de leurs acteurs pour comprendre les enjeux de la période (et du roman), on peut largement faire confiance à
Binet dans les photographies qu'il nous en propose. Il y a tant de niveaux de lecture dans ce récit à la construction parfaitement maîtrisée, les clins d'oeil sont nombreux, chaque lecteur, en fonction de ses préoccupations en décodera quelques-uns, et comme moi en perdra d'autres, mais qu'importe.
Malicieusement, je me suis aussi demandé si
Binet n'avait pas eu en amont de la rédaction de ce livre une sorte d'intuition de chercheur autour de cette septième fonction du langage, et qu'au lieu d'y consacrer une thèse de doctorat, il n'avait pas opté pour la solution bien plus joyeuse de la fiction.
Si c'est le cas, qu'il a bien fait, car voilà un superbe roman.