Je vous parle d'un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître.... L'année 1980. Björn Borg, Mourousi, une cassette de Supertramp, une bouteille de Banga, les R16 mais surtout, une pléiade de penseurs français dominant le champ intellectuel. Branchez votre Walkman et débutez ce « Retour vers le futur » au sein des eighties…
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La septième fonction du langage » se présente à la fois comme un pastiche du genre policier, un exposé sur les différents courants de pensée de la « French theory » et une réflexion sur le roman et le langage. le 25 février 1980,
Roland Barthes au sortir d'une repas avec
François Mitterrand, est renversé par une camionnette alors qu'il transportait - peut-être - un document sur
la septième fonction du langage, une fonction qui permet de convaincre n'importe qui de n'importe quoi. Ce document a donc une importance capitale qui suscite bien des convoitises. Un duo improbable va enquêter sur ce document disparu. Jacques Bayard, commissaire des Renseignements généraux, est chargé de mener une enquête de routine pour voir si un élément dans ce drame peut compromettre le candidat socialiste probable. Bayard a tout du beauf de
Cabu, le physique et les opinions. Perdu dans les méandres de ces théories et dans la faune de l'intelligentsia parisienne, il va quérir l'aide d'un étudiant de la fac de Vincennes, Simon Herzog, qui prépare une thèse de linguistique. L'affaire se corse, l'histoire s'épaissit et le roman prend les allures du film « le grand blond avec une chaussure noire » : affrontements de services de renseignements rivaux, sociétés secrètes, énigme policière... L'enquête se mue en quête, si tout le monde cherche un document secret, tout n'est que prétexte à une initiation aux théories du langage. Car dans ce roman, le véritable héros est le langage et ses pouvoirs.
Le roman est aussi une plongée dans le milieu intellectuel du début années 80. Il y a pléthore de penseurs à cette époque : Foucault,
Lacan, Bourdieu,
Derrida,
Althusser,
Barthes,
Lévi-Strauss, Deleuze,
Guattari, le jeune
Bernard-Henri Lévy , le couple
Sollers & Kristeva, etc. On retrouve également des hommes politiques : le Président Giscard accompagné des deux Michel : Poniatowski et d'Ornano ; Mitterrand, pas
encore candidat, et sa garde rapprochée : Lang, Moati, Fabius,
Attali, Debray, Badinter.
Laurent Binet traite toutes ces personnalités sous le trait de la caricature, les petits défauts sont agrandis au centuple. C'est souvent efficace, drôle, irrévérencieux, parfois non. Dans cette histoire, si
Althusser étrangle son épouse, Hélène, ce n'est pas dans un accès de démence, mais c'est parce qu'elle a jeté par mégarde une copie de la « septième fonction ». Il est vrai qu'avec
Laurent Binet, la frontière entre la fiction et la réalité est souvent floue. Il joue avec ses personnages, fictifs ou réels, vivants ou morts, et n'hésite donc pas à détourner des faits avérés d'une biographie. L'événement qui lance le roman en est la preuve. Si
Barthes a bien été victime d'un accident de la circulation, l'auteur y voit une faille dans laquelle projeter ses hypothèses et un début d'intrigue. La fiction est grossie et veut apparaître en tant que telle. L'auteur joue avec ses personnages fictifs, principalement Simon, qui prend parfois conscience d'être enfermé dans un roman, sentiment si angoissant qu'il en arrive à défier son romancier/créateur. le roman est rédigé sous le patronage d'
Umberto Eco dont il reprend le terme de « surnuméraire ». Les personnages ont une existence fictive mais non réelle, même s'ils sont inspirés de personnalités réelles…
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La septième fonction du langage » un roman brillant, léger et érudit, qui a le mérite de divertir son lecteur en dissertant sur l'illocutoire et le perlocutoire. C'est la nostalgie d'une époque où les intellectuels étaient à l'avant-garde de la pensée, où les débats étaient nombreux et riches.C'est aussi un rappel sur les pouvoirs du langage et ses dangers : (Renaud cite Binet qui fait parler Eco qui fait parler Machiavel...) ""Machiavel explique au Prince que ce n'est pas par la force mais par la crainte qu'on gouverne, et ce n'est pas la même chose : la crainte est le produit du discours sur la force. Allora, celui qui maîtrise le discours, par sa capacité à susciter la crainte et l'amour, est virtuellement le maître du monde.""