N'en déplaise à l'enseignant philosophe
Frédéric Schiffter qui, dans «
le charme des penseurs tristes », qualifie à tort la prose de Bodinat de « monotone » et ses pensées de « molles et graves considérations », les rares écrits de l'énigmatique auteur de « La vie sur Terre » sont des boulets ardents sifflant à nos oreilles et psalmodiant la déshumanisation en marche sous les effets conjugués et catalyseurs de la technologie débridée puis de la pollution des corps, des esprits et de la terre entière. Une abyssale mélancolie baigne à l'acide tous les trésors de l'existence enfuis. Il était logique que Bodinat s'intéressât à la vie et à l'oeuvre du photographe documentariste
Eugène Atget (1857-1927) soucieux de capturer le
Paris ancien, mourant ou évanescent, tels les devantures de boutiques vieillottes, les petits métiers oubliés, les cours d'immeuble, etc.
Baudouin de Bodinat abandonne son phrasé si particulier fait de longues conjonctions dérivantes qui entraient de plein fouet dans l'actualité technique et scientifique la mieux informée pour se centrer sur une biographie taillée à l'os, animant un photographe défunt, le restituant dans son originalité incomprise et son humble grandeur.
Atget vendait ses tirages photographiques aux commerçants ou aux artistes (Foujita, Vlaminck, Utrillo, Braque, Derain, etc.) pour un franc pièce. le photographe surréaliste
Man Ray « crut comprendre qu'il n'avait pas affaire à un artiste mais à une sorte de Douanier, de Facteur Cheval. » Pourtant, il envoya son assistante, l'Américaine
Berenice Abbott (1898-1991) qui fut séduite par
Atget au point d'acheter une partie de ses photographies et de le faire connaître par ses écrits. Magnifiquement construit, écrit et illustré, l'article de Bodinat paru initialement en 1992 dans la revue Trouvailles trouve dans l'écrin d'un petit livre savamment édité en 2014 un second souffle. La vision de Bodinat est en plein accord avec celle du photographe. Il suffira d'en extraire une phrase pour le montrer : « Une mélancolie héraclitéenne infuse dans cette oeuvre : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, qui n'est pas celui du temps, mais notre propre vie allant au déversoir. »