Bruna et le Moroch. La Belle et la Bête. Vénus et Mars. La civilisation et la vie sauvage. Et surtout le "Moi" face à l'Ombre. La thématique était riche de bien des possibilités, avec dans les veines de ses phrases un sang ancien, primaire, archétypale. Un chant du monde, un chant de l'âme. Quelque chose qui peut parler à tous, au-delà des origines, au-delà des cultures. Parce qu'il s'agit d'une entité primaire et transcendantale qui vit aussi bien par notre propre existence qu'en-dehors, qui était là bien avant nous et qui continuera encore, portant en elle un parfum grisant et effrayant d'Eternité.
L'ombre est définie comme un perpétuel antagoniste, prenant la forme de ce qui reste inexprimé en nous. Elle est tout ce que l'on refuse de reconnaitre, tout ce que l'on refuse d'être, tout à ce quoi on refuse pour pouvoir intégrer la société à laquelle on est supposé appartenir, quant bien même ces émotions refoulées soient plus vraies que les valeurs auxquelles on prétend. « Quoi de mieux qu'une Bête féroce pour la représenter alors ? » pourrait-on se demander. Quoi de mieux, en effet, si ce n'est que la sauvagerie n'est pas l'apanage du domaine animal et qu'elle s'inscrit de façon formidable dans les comportements humains, offrant ainsi deux points de vue pour une idée unique. Une leçon douloureuse que l'héroïne apprendra à ses dépends auprès de son propre père, qui n'a eu de cesse avec les années de se transformer moralement en une créature monstrueuse, se laissant aller aux pires bassesses, celles dans lesquelles seule l'Humanité s'est jamais illustrée.
Dynamique psychique inconsciente et autonome, l'Ombre échappe au contrôle de la raison contre laquelle elle lutte dans des mouvements toujours opposés, tentant d'imposer à la consciente ce que cette dernière veut ignorer. le sujet est soumis à cette tension aussi longtemps qu'il refoulera cette puissance, aussi longtemps qu'il reniera la vérité de son imperfection, aussi longtemps qu'il se reniera lui-même. Elle viendra le hanter là où il est le plus exposé et où il a le moins de contrôle, là où donc elle peut exercer toute son influence et envahir l'esprit : dans l'inconscience des rêves. Et c'est pour cela que Bruna ne peut trouver le repos de l'âme dans le sommeil, sans cesse terrassée par des cauchemars, fractures de l'esprit riches en symboles mais avides de sa vitalité psychique. Cette faille dans la cohérence de son univers et dans le fondement de sa personnalité la laisse plus fatiguée encore à son réveil. Plus vulnérable encore à la Bête qu'elle craint et qui s'éveille lentement à une nouvelle vie à travers la sienne.
Bruna a peur du Moroch parce qu'il se manifeste au travers de pulsions instinctives et destructives qu'il tend à assouvir de façon immédiate et absolue. Animal, amoral, incarnation primitive et chaotique, il fait fi du monde et va à l'encontre de principes et de contraintes de la vie sociale qu'il ne reconnaît pas et qui donnait son sens à l'univers de la Dame - un processus de pensée et de logique incarné ici par le livre de philosophie que la jeune femme a amené avec elle. Des leçons qui n'ont plus de sens dans son nouvel environnement et qu'elle devra sacrifier page par page pour nourrir une autre source de lumière : le feu, moins enrichissant pour l'esprit cependant bien plus vital pour le corps. A la différence près que le loup agit selon une forme de logique, celle des instincts primordiaux. Et en particulier celui de la survie, une puissance naturelle aveugle à tout le reste mais qui peut s'expliquer, se comprendre, se justifier. Une force qu'elle reconnaît et à laquelle elle se soumet elle-même, reconnaissant la vacuité des enseignements hors du contexte humain si confortable. Irrésistiblement attirée par la vie sauvage mais née dans un monde hermétique qui l'empêche d'en saisir les lois, elle ne peut survivre par ses propres moyens et il faut l'aide du Moroch pour subvenir à ses besoins, qu'ils soient alimentaires, sécuritaires ou psychologiques.
Ainsi, il y a également une part de fascination. La tentation à se laisser aller à ses pulsions, à la férocité et à la force brute qu'elles portent en elles. A exprimer enfin tout ce qui était resté caché sous les sourires forcés et la politesse obligée, sous le poids de toutes ces choses que l'on "doit". Que l'on doit être, que l'on doit faire, que l'on doit accepter - quitte à, de manière contradictoire, devoir se renier soi-même. Et c'est peut-être d'autant plus vrai pour les femmes, que l'on se plaît à tordre plus encore dans des normes absurdes. Contre quoi se bat l'héroïne finalement ? Qu'essaie-t-elle de sauvegarder ? Son humanité, avec tout ce que cela comporte de sentiments conflictuels et contradictoires ? Son tempérament fort qu'elle a du cacher sous une passivité dont les conséquences, aussi bien pour les autres que pour elle, la hantent ? Son indépendance marquée physiquement et intellectuellement, qui ne convient pas à une dame de sa condition qui se doit d'être plus sage ? Elle doit faire le deuil de ses espoirs déçus, de ses idées mortes-nées. de ce qu'elle imaginait être sa future vie. de tout ce qu'elle a vécu et perdu.
S'éloignant par le temps et l'espace de sa vie d'autrefois, s'enfonçant dans les noirceurs de la forêt, Bruna se rapproche de plus en plus de la Bête, avec qui elle entretient une relation étrange teintée de tendresse et de tristesse, de reconnaissance et d'horreur, d'attirance et de répulsion. Un mélange paradoxal de positif et de négatif, de confiance et de peur, d'espoir et de doute. Un équilibre, un conflit. Un accord des opposés, un désaccord concordant. Une nature double et contradictoire, mercurielle. Une alchimie d'autant plus délicate qu'il est question de psychologie et de sentiments, éléments prompts à changer de formes et de directions.
La confrontation avec l'Ombre est la rencontre avec la différence, la rencontre avec l'inquiétante étrangeté - pour mieux arriver avec la rencontre de soi et, peut-être, à son acceptation. Avec cette reconnaissance inestimable, avec ce pardon libérateur que l'on ne peut accorder qu'à soi-même ; offrande de soi à soi-même donnée. Et cette noire réunion est la condition sine qua non pour se purifier de tout ce mal-être qui nous ronge et nous empoisonne.
Le concept est intéressant et particulièrement riche, comme ces quelques lignes le montre. Je regrette néanmoins que la fin du roman amène une telle rupture dans le rythme de la narration et des événements, me laissant un goût d'inachevé, d'insatisfaction : quelques pages supplémentaires auraient vraiment été les bienvenues pour s'attarder davantage sur les relations et les derniers changements qui s'y opèrent, de Bruna envers le Moroch ou envers l'Humanité et ce qu'elle a à lui offrir. Je salue toutefois la cohérence dans le fait que l'expérience et ses résultats ont marqué durablement la Belle, qui restera fidèle à elle-même – à ce qu'elle a découvert être elle-même.
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Des éclairs aveuglants déchiraient le ciel enténébré. Un vent furieux sifflait en rafales, créant des tourbillons de pluie glacée qui venaient s'écraser violemment contre les pierres. Des hurlements de bêtes fauves retentissaient dans le lointain.
Connaissez-vous les Petits Champions de la Lecture ? Il s'agit d'un grand jeu national de lecture à haute voix, lancé en 2012 et présidé par Antoine Gallimard. Son objectif : encourager la lecture chez les plus jeunes et rappeler que lire est avant tout un plaisir !
À la librairie Dialogues, comme c'est le cas depuis plusieurs années, nous avons eu la grande joie d'accueillir la finale des Petits Champions de la Lecture pour le nord Finistère, au début du mois.
Et cela nous a donné envie d'imaginer un épisode spécial de notre podcast, avec de belles idées de lecture pour les enfants. Jérémy et Amélie, nos libraires du rayon jeunesse, ont préparé une sélection de nouveautés pour les 9-13 ans à dévorer dès maintenant.
Bibliographie:
- Cruc, de David Walliams (éd. Albin Michel)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/16662149-cruc-elle-a-tout-mais-elle-veut-toujours-un-c--david-walliams-albin-michel
- Crime à Ålodden, de Jorn Lier Horst (éd. Rageot)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/20133913-serie-clue-crime-a-alodden-jorn-lier-horst-rageot-editeur
- le Plan extravagant de Vita Marlowe, de Katherine Rundell (éd. Gallimard Jeunesse)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/18886078-le-plan-extravagant-de-vita-marlowe-katherine-rundell-gallimard-jeunesse
- Charles 1943, de Florence Medina (éd. Poulpe Fictions)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/20161666-charles-1943-florence-medina-poulpe-fictions
- le Berger et l'Assassin, de Régis Lejonc et Henri Meunier (éd. Little Urban)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/20130420-le-berger-et-l-assassin-regis-lejonc-henri-meunier-little-urban
- L'Héritière des abysses, de Rick Riordan (éd. Albin Michel)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/19855693-l-heritiere-des-abysses-rick-riordan-albin-michel
- Les Enfants des saules, de Charlotte Bousquet (éd. Gulf Stream)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/18464450-1-les-enfants-des-saules-t-1-les-descendants-charlotte-bousquet-gulf-stream
- April et le dernier ours, de Hannah Gold (éd. Seuil Jeunesse)
https://www.librairiedialogues.fr/livre/20130359-april-et-le-dernier-ours-hannah-gold-seuil-jeunesse
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