Le récit du séjour de Nicolas Bouvier au Japon est d'un ton radicalement différent de celui de L'usage du monde. Il n'est plus le jeune homme qui s'embarque pour une aventure au long cours sur les routes de Turquie ou d'Afghanistan avec un copain. C'est un homme marié, père d'un enfant, Thomas, et dont la femme Éliane vit une seconde grossesse qui se passe assez mal. Il semble lesté d'une mélancolie renforcée par celle qu'il prête volontiers aux Japonais. Faut-il dire qu'il est déçu par le pays et la culture qu'il redécouvre après la brève étape en 1956 qui conclut sa virée asiatique ? Le terme de déception convient mal car l'écrivain aime, autant qu'il tourne en dérision, certaines caractéristiques de la vie japonaise. Il se moque de la médiocrité de certains maîtres de l'enseignement du zen, mais reconnaît la fulgurance des réflexions quand l'approche de cette discipline est aboutie. Il ridiculise le caractère empesé et résolument aristocratique de la cérémonie du thé et s'étonne de l'homme simple capable d'admirer un bol à thé merveilleusement façonné. Il s'agace de l'esthétisme qui affecte les rites et est ému du contact direct qu'entretient le Japonais avec la nature.
Il y a beaucoup d'ombres sur ces pages, comme si le doute profond qui se tapit dans le voyageur, sa capacité à s'affranchir de l'avenir au profit de l'immédiateté le rapprochaient du vide alors qu'il prend conscience de la nécessité de subvenir aux besoins de sa famille, de la perte de son père, de la vanité à prétendre comprendre l'autre. Il est le gaïjin et, au lieu de l'accepter - c'est la condition première du voyageur - il s'insurge à contrecœur. Habitué à observer, il est l'objet d'une curiosité qui l'empêche de poser tranquillement son regard. Le groupe l'étouffe et exacerbe son individualisme qu'il ne parvient plus à mettre au service de la compréhension de son environnement. L'empathie s'évapore quand l'improvisation, la spontanéité sont rendues impossibles par les règles de la civilité et une politesse sclérosante. La fêlure qui traverse la personnalité exigeante de Bouvier se révèle douloureusement au fil des pages.
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Écrivain-voyageur, sédentarisé le temps de quelques années (si l'on veut, il voyage dans le pays). le meilleur moyen de s'imprégner d'un pays, d'une culture pour essayer d'en parler correctement ensuite.
Et quoi de plus étranger à notre pensée occidentale que celle du Japon des années 1960, autre grande puissance mondiale ? Par petites touches, il nous fait sentir la rigidité, la conformité, le manque de spontanéité des Japonais. L'omniprésence de l'étiquette. Et pourtant, s'il a parfois envie de les secouer un peu, il admire la proximité avec la nature, le côté un peu paysan même des citadins, la magie des choses naturelles conservée grâce au shinto (il ne parle pas des paysages, qui pour lui n'existe pas dans le pays, car trop peu naturels, justement)
C'est un portrait impressionniste et vivant d'un pays en pleine mutation.
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