Citations sur Le Chemin des âmes (173)
Un obus est tombé trop prés. Il m’a lancé dans les airs et, soudain, j’étais oiseau. Quand je suis redescendu, je n’avais plus ma jambe gauche. J’ai toujours su que les hommes ne sont pas faits pour voler.
La loi, ici, est la même qu'au fond des bois : il faut changer peur et panique en arme, en une lame acérée - pour survivre.
La Compagnie de la Baie d'Hudson entretenait chez les Crees une passion féroce pour les fourrures. En conséquence, les bêtes furent presque exterminées et l'heure arriva, pour les gens des bois, où même les plus aguerris durent affronter un choix difficile : rejoindre les réserves ou se résoudre à mourir de faim.
Je devine en lui une faim qu'il ne peut plus assouvir. Il va s'embusquer seul, maintenant que je refuse d'aller sur le terrain. Il me raconte: rampant dans la gadoue, il trouve d'abord la bonne planque. Il s'enfouit dans la boue comme une taupe, ne laissant émerger que l'extrémité du canon, un chiffon autour de la lunette pour l'empêcher de scintiller. Il voudrait bien que je lui laisse mon beau Mauser. Il peut attendre là des heures, parfois des jours entiers, ne bougeant que pour prendre sa morphine, dans l'attente du coup qui comptera. Il laisse passer beaucoup de cibles; il ne veut que la bonne. L'homme est un animal routinier, Elijah s'accroche à cette idée pour tenir. Il cherche les caporaux, les sergents, les lieutenants, tous reconnaissables à leur maintien: plus de prestance; d'assurance; l'officier, dirait-on, a toujours les jambes maigres. Elijah grossit son compte, dans ces champs mûrs tout autour de Vimy. Il en revient seul, n'a que sa parole pour lui; mais sa parole suffit désormais.
"Vous vous conduisez en lapins, l'heure est venue de vous conduire en loups !" et il a vraiment trouvé les mots justes. J'entendrais presque l'échine des hommes se raidir, leur poil se hérisser, et c'est exactement cela, d'être le chasseur et non plus la proie, qui pourra me garder en vie. La loi ici est la même qu'au fond des bois : il faut changer peur et panique en arme, en une arme acérée - pour survivre.
Il reste là longtemps, à contempler le monde au-dessous. Il fume une cigarette. Il attrape son fusil dans son dos, scrute les ténèbres à la lunette. On ne voit pas grand-chose, rien que la fureur de la bataille à l'horizon: Elijah regarde danser les lueurs, semblables aux Wawahtew de son pays. Cette nuit, décidément, il n'échappera pas au mal du pays. Il débloque le cran de sûreté, vise les couleurs palpitantes, tire une seule balle dans la nuit.
Le soir où j'ai tué mon premier homme, je me suis senti, pour la première fois, un combattant awawatuk, un guerrier. J'ai longtemps prié Gitchi Manitou ce soir là, puis le lendemain : je l'ai remercié d'être toujours en vie, et pour la mort de mon ennemi. Depuis lors, j'arrive à tuer en sachant que je ne le fais que pour survivre, et tant que je dis mes prières à Gitchi Manitou : il comprend. Mon ennemi, lui, ne comprend peut-être pas quand je l'envoie sur le chemin des âmes, mais j'espère qu'il comprendra le jour où je le rencontrerai à nouveau. p.286
Etendu au fond de la tranchée, par une journée calme, je me dis que l'existence d'un soldat consiste à contempler le ciel; à ramper sur terre pendant la nuit; à vivre sous terre durant le jour.
J'ai l'impression qu'avec leurs obsessions, ces wemistikoshiw ont partagé ma vie en trois.
Il y a eu ma vie d'avant, quand je ne les connaissais pas encore, eux et leur armée; il y a ma vie présente, à la guerre; et si j'en réchappe, il y aura ma vie d'après, quand je serai rentré chez moi.
Sans doute est-il magique, ce nombre trois. Tu m'as enseigné, Niska, que tôt ou tard, chacun de nous devra descendre, trois jours durant, le chemin des âmes; et j'en viens à me demander s'il existe des liens entre leur monde et le mien. Il faut que je découvre si nous avons quelque chose en commun, une certaine magie, peut-être. Cela pourrait m'aider à m'en sortir. p.312
Avant de laisser un cadavre, Elijah me dit qu'il a pris l'habitude, chaque fois, de lui lever les paupières pour le regarder dans les yeux, avant de les refermer de sa main calleuse. Et il y a chaque fois une drôle de chaleur, une étincelle, qui monte dans ses tripes, il regarde bien la couleur de l'iris et songe qu'il est - lui, Elijah - la dernière chose que verra le mort, avant qu'on ne le descende dans la boue et l'eau glaciales. Avant qu'ils ne s'en aillent tous, là où est leur place.
Elijah, il dit que cette étincelle lui emplit le ventre, quand celui-ci crie famine.
[...] Savoir qu'on a attenté à la dignité d'un être cher ; que l'on a, poussé par le désir féroce de survivre, commis un acte qui vous met à jamais au ban des vôtres, c'est un métal très dur à avaler, bien d'avantage que la première bouchée de chair humaine.