Gallmeister aime jouer avec les frontières, cheminant parfois allègrement au milieu d'un imaginaire volontiers fantastique comme dans Sauvage de James Bradbury. Pour cette rentrée littéraire, l'éditeur nous propose un premier roman des plus étranges avec
Les Dents de lait de l'allemande
Hélène Bukowski, qui convoque à la fois les spectres de la dystopie, du récit d'apprentissage (ou coming-of-age pour nos amis anglophones), du conte fantastique et du roman familial.
Un joyeux melting-pot divisé en 77 courts chapitres où Skalde nous raconte son histoire…
De l'autre côté du pont
Cryptique, le roman l'est dès les premières pages.
Il est question d'une enfant, Skalde qui vit avec une certaine Edith (qui se révèlera être sa mère mais qu'elle n'appelle jamais ainsi).
Skalde passe la majeure partie de son existence dans une maison bordée par la forêt et rongée par la brume.
Rapidement, on comprend que quelque chose ne va pas dans le monde de Skalde. le soleil règne en maître, imposant un été qui dure trop longtemps et qui apporte la sécheresse. Les mouettes tombent du ciel et les animaux blanchissent. La couleur elle-même semble suspecte.
On apprend petit à petit que Skalde vit dans une région repliée sur elle-même avec des habitants qui ont décidé de détruire le pont qui les relie au reste du monde, un monde redouté et détesté par ceux qui restent.
Skalde, elle-même n'est pas très bien vu par la communauté, car elle n'est pas des leurs, et sa mère, Edith, encore moins, arrivée un jour d'on ne sait trop où on ne sait trop comment.
Et voici qu'un après-midi, Skalde trouve une petite fille perdue dans la forêt.
Son nom ? Meisis. En décidant de la prendre sous son aile et de la ramener chez elle, Skalde va provoquer la colères des autres habitants car Meisis n'est pas des leurs, Meisis a les cheveux roux et flamboyants, Meisis n'a pas encore perdu ses dents de lait…alors Meisis doit être une créature, un changelin, et Meisis doit mourir pour le bien de la communauté.
Ce background particulier efface les contours géographiques de l'endroit où se déroule le récit de Skalde, lui donnant une sorte d'intemporalité et donne à l'histoire d'
Helene Bukowski des allures de fable, de conte. Les habitants croient aux changelins, Edith semble avoir des propriétés inhumaines aux yeux de sa fille, certains évènements n'ont aucune explication rationnelle… L'allemande se sert de la carte du fantastique pour décupler l'étrangeté de son récit, un récit qui fascine rapidement le lecteur.
Ma terre, à jamais !
Pourtant, au-delà de cet aspect surnaturel,
Les Dents de lait a un côté crûment réaliste qui file parfois des frissons. En effet,
Helene Bukowski nous parle d'un monde où l'été n'en finit pas, où les ressources s'appauvrissent, où les oiseaux meurent. C'est le spectre du changement climatique qui hante
Les Dents de lait comme celui d'une certaine dystopie, avec cette communauté repliée sur elle-même qui ne tolère pas l'étranger, qui y voit forcément une menace et tente, par tous les moyens, de le tenir à l'écart de ses frontières. Avec la peur de l'étranger arrive la superstition, la croyance en une menace qui n'a plus rien de rationnelle comme celle d'une enfant aux cheveux roux capables de faire disparaître des jeunes filles ou celle d'une jeune femme capable de commander aux chiens. L'étranger devient un monstre, une terreur qui pourrait aussi bien s'être échappée d'un conte pour enfants.
Skalde, elle, est le produit de cet étranger mis à l'écart et de l'enfant né dans un ailleurs qui est devenu sa propre terre. Personnage fascinant au possible, Skalde devient une figure de résistance pour accueillir l'autre, pour le protéger envers la folie du monde. Mais c'est aussi un personnage blessé, par les autres bien sûr, mais aussi par sa propre mère qu'elle n'arrive jamais à considérer frontalement comme la sienne, qu'elle nomme autrement pour mettre de la distance, qui la regarde avec méfiance et qui s'endort parfois en secret avec ses vêtements pour l'aimer sans le dire.
Les relations entre Skalde et Edith sont tendues, complexes, parfois inconciliables, et l'arrivée de Meisis permet à Skalde de corriger les choses, ou, du moins, d'apporter à la gamine ce qu'elle n'a pu avoir elle-même.
Dans une certaine mesure, cela lui apporte une compréhension du sentiment ambivalent qui ronge Edith depuis toujours à son égard.
Mais surtout, Skalde aime sa terre, aime son foyer où beaucoup la considère pourtant encore comme une anomalie, comme si malgré les générations, un étranger restait toujours un étranger aux yeux des autres. Devant la menace, devant l'oppression et la violence, que faire ? Partir ? Fuir ? Mourir ?
Est-ce même un choix ?
Voilà en substance la beauté du roman d'
Helene Bukowski, de parvenir à la fois à aborder l'intimité contrariée entre une mère et sa fille en l'inscrivant dans notre époque et celles à venir pour en faire quelque chose d'intemporel et universel où l'être humain cherche encore et toujours sa place.
Avec ce premier roman étrange et envoûtant,
Helene Bukowski oublie la frontière et installe un univers aussi personnel qu'original dans lequel ses personnages vivent et peinent. À la fois récit d'apprentissage et réflexion sur le monde d'aujourd'hui et de demain,
Les Dents de lait s'impose comme une histoire belle et troublante qui reste longtemps en tête.
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