Encore une somptueuse couverture qui ne pouvait que m'attirer... Pour découvrir que, bien évidemment, il s'agissait d'une publication des éditions Gallmeister!
Sorties en 2021 de leur cadre américain habituel avec "L'Île des âmes" de P. Pulixi, polar sombre en terres sardes, ce roman "
Là où sont les oiseaux" appartient lui aussi à un registre noir, mais nous isole à Ørland, sur la côte ouest norvégienne, qui s'émousse en presqu'île et cheptel d'îlots. Sur l'un d'eux, trône le phare de Kjeungskjær, où se déroule une grande partie du récit.
Dans ce petit village côtier, les vies sont dures en 1920; paysans et marins sont rudes à la tâche, mais le malheur peut frapper sans hésitation, laissant les familles dans le désarroi.
L'auteure dresse donc un panorama social de ces jours anciens, inspirée par les histoires du cru et celles de sa propre famille, leguée par sa mère et sa tante, originaires d'Ørland.
Maren Uthaug a aussi nourri son récit de ses recherches sur cette période, détaillant la vie au quotidien et conférant ainsi un réel ancrage des personnages dans une réalité âpre, à la façon des écrivains naturalistes.
L'auteure nous raconte Johan, son père emporté par les affres de la vie, sa vieille mère affligée et acariâtre. Son amour pour Hannah, ses rêves d'Amérique, ses espoirs d'échapper à la même vie de malheur que ses parents... Mais rien ne se passera comme espéré. C'est finalement Marie que Johan épousera, tout en devenant gardien du phare de Kjeungskjær. Ils bâtiront leurs vies sur cet éperon rocheux, battus par les vents, avec leurs deux enfants, Darling et Valdemar.
Un phare, l'isolement, une vie de couple aride et beaucoup de désillusions.
Mais au phare comme à terre, l'isolement est plutôt dans le coeur des personnages. Qu'ils sont seuls ces gens qui se croisent sans s'aimer vraiment, qu'il est étriqué leur monde qui confine au vase clos, qu'ils sont ternes tous ces personnages et que la vie est triste dans cette communauté, où personne n'utilise vraiment sa liberté, mais où tous semblent subir leurs vies, contraints à des non-choix.
Mais au delà de la tristesse, c'est le glauque qui l'emporte. Tous les évènements s'enchaînent effroyablement pour aboutir à cette vie qui se révélera sordide.
Le seul personnage qui promène sa lumière sur les autres est Gùdrun, la préceptrice des enfants du phare, qui a refusé les diktats du patriarcat et a troqué un "avenir-avec-mari" contre un projet de voyage autour du monde. Sa bonne humeur, son audace et sa courageuse ambition d'être une femme qui se suffit à elle-même contraste grandement avec l'attitude des autres protagonistes qui s'embourbent dans leur passivité et subissent l'existence sans jamais oser bousculer l'ordre établi et la poisseuse destinée qu'ils ont contribué à tisser, comme une toile d'araignée.
Darling pourtant essaiera, prête à tout pour échapper à ce chemin de malheur, mais le prix de ce que l'on croit être la liberté est exorbitant...
Le roman est très finement construit car il se focalise tour à tour sur un des trois personnages principaux : Johan, Marie et Darling. En alternant ces trois narrations,
Maren Uthaug "rebat les cartes" et offre ainsi subrepticement un éclairage supplémentaire, parfois différent, mais qui renforce le récit, comme autant de petits points brodés avec des fils de couleur différentes viendraient composer une broderie de plus en plus fine et détaillée: ainsi le lecteur passe par une même scène, mais vécue par 3 personnes différentes.
La construction du récit est donc très intéressante mais parfois contraignante pour le lecteur qui doit faire appel à sa mémoire pour mettre constamment en correspondance ces différents points de vue et les faire coïncider, comme on superposerait plusieurs feuilles de calque, chacune représentant un motif parcellaire, pour au final constituer un seul et même dessin complet.
Les femmes subissent avec peine et résignation un sort quasi funeste. Les enfants paient pour les péchés de leurs parents. Et même lorsqu'on cherche à échapper à ce déterminisme et à un "fatalisme à la
Thomas Hardy", aussi loin qu'elles puissent fuir Ørland, elles finissent toujours par revenir sans parvenir à éviter la tragédie. La vie à Ørland se referme comme un piège sur ses protagonistes, plus cruellement si elles sont femmes.
À la façon d'un conte, ou plutôt d'une fable réaliste, l'auteure enferme ses personnages dans un engrenage tragique, condamnant leur tentative d'envolée à une chute inévitable, accablant chaque protagoniste comme un lépidoptériste épingle ses papillons.
Maren Uthaug est une écrivaine surprenante. Elle aura réussi à me berner en me faisant d'abord croire, donnant la parole à Johan, à un roman naturaliste, m'immergeant dans un récit d'antan. Puis elle m'a malmenée en basculant dans une étude de moeurs acide où j'ai eu la sensation désagréable de "tourner en rond" dans ce microcosme gluant et vaseux. Enfin, elle a donné toute sa dimension au récit, en l'enrichissant des points de vue de Marie et Darling, et je n'ai plus pu lâcher le roman.
Quelle douloureuse radiographie d'une existence où l'on est rattrapé par ses fuites et par les errements de ses propres parents. Et où la vie n'est qu'un labyrinthe géant, alors que croyant enfin avoir échappé à son sort, on est en fait revenu au point de départ...
Au final ce phare n'aura pas tant été une lumière dans l'existence des habitants d'Ørland, qu'un moyen d'éclairer les drames silencieux qui s'y jouèrent.