Un roman hors du commun, où rien ne se passe, sauf le temps.
267 pages pour raconter qu'il ne se passe rien, c'est fort. Fort comme le fort Bastiani, première affectation du jeune lieutenant Giovanni Drogo.
Vieille bâtisse qui marque la frontière avec l'état voisin, le Royaume du Nord, cette citadelle domine
le désert des Tartares, dont la dernière invasion remonte à la nuit des temps et est devenue un mythe.
Plein d'espoirs et de rêves d'aventure et de gloire, Drogo, comme tous les habitants du fort, vit dans l'attente d'un destin héroïque : une guerre qui donnerait un sens à sa vie. Il sera vite refroidi dans son ardeur en découvrant la vie austère et morne du fort. Et pourtant, toute sa vie, il ressentira la « profonde certitude que ce que la vie avait de bon n'avait pas encore commencé » (chapitre XXVI).
Le désert des Tartares est le roman de la fuite du temps, à l'image du goutte-à-goutte de la citerne qui suinte, qui commence par énerver Drogo, puis dont il s'accommode (chapitre IV). le cours du temps ne propose pas de marche arrière : « A un certain point, presque instinctivement, on se retourne et l'on voit qu'un portail s'est refermé derrière nous, barrant le chemin de retour » (chapitre VI). Mais Drogo ignore ce qu'est le temps et pense, à tort, en avoir beaucoup devant lui.
Le désert des Tartares est également le roman des occasions manquées : « Ce qui était bon était en arrière, très en arrière, et il est passé devant sans le savoir » (chapitre VI). Or, le temps perdu ne se rattrape pas : « Trop tard, l'occasion était passée à côté de lui et il l'avait laissée s'enfuir » (chapitre XV).
Le désert des Tartares est aussi le roman de l'attente et de l'indécision. C'est notamment le poids des habitudes qui finit par retenir Drogo au fort : « Au rythme monotone du service, quatre mois avaient suffi à l'engluer » (chapitre X). Incapable de prendre une décision tout seul, Drogo ne sollicite pas le rendez-vous avec le Général ; c'est sa mère qui s'en charge ! (chapitre XX).
Le désert des Tartares est enfin le roman de la désillusion. Les années s'accumulant, Drogo en vient à douter : « S'il n'était qu'un homme quelconque à qui revient un médiocre destin ? » (chapitre XXI). « Giovanni regardait autour de lui avec effroi, sentant décliner son propre destin » (chapitre XXV). de plus, ce qui était arrivé au jeune Drogo arrive désormais aux officiers plus jeunes : les mêmes faits se renouvellent, la vie semble être un cycle et Drogo n'arrive-t-il pas au terme de son cycle ?
La lecture de cette oeuvre magnifique me fait penser à la réflexion de
Mark Twain : « Les deux jours les plus importants de votre vie sont le jour où vous êtes né et le jour où vous découvrez pourquoi ». Drogo n'a pas découvert pourquoi il est né ; ou plutôt, il n'a pas pris le temps de le découvrir. Il a été emporté par le sortilège du fort Bastiani : « Adieu, mélancolique ami qui n'es plus capable de t'arracher à cette bâtisse ; et adieu à tant d'autres qui te ressemblent, qui, comme toi, se sont obstinés à espérer : le temps a été plus rapide que vous et vous ne pouvez pas recommencer « (chapitre XVII).