Le normal ou le pathologique amène à réfléchir sur le rapport entre le vivant et son milieu, entre le vital et le social.
Quelques pages d'histoire de la médecine montrent qu'il y a toujours un moment où la croyance signifie l'audace de contredire et de s'engager dans une nouvelle voie avec optimisme. Ce moment arrive quand une précédente croyance est manifestement devenue dogmatique.
« La santé et la maladie se disputait l'homme, comme le bien et le mal, le Monde. » avant que
Claude Bernard qualifie cette médecine manichéenne du XVIIIème siècle de « vieilleries médicales » et ne voit « entre ces deux manières d'être que des différences de degré ».
Il reste néanmoins délicat de dire à quel point le succès d'une théorie est déterminé par la croyance sous-jacente. La théorie microbienne des maladies contagieuses devrait une part de son succès à ce qu'elle contient de représentation ontologique du mal. Tandis que la découverte de la fonction glycogénique du foie par Cl Bernard devrait son succès à la croyance que « toute maladie a une fonction normale correspondante dont elle n'est qu'une expression troublée, exagérée, amoindrie ou annulée ».
L'auteur ne peut s'empêcher de noter que cette dernière croyance déjà manifestée par Broussais conduisait celui-ci à « ramener toute pathogénie à un phénomène d'accroissement et d'excès, et par suite toute thérapeutique à la saignée ».
D'une certaine manière les croyances oscillent d'une forme d'optimisme à l'autre, ou dans le piège du dualisme entre le Même et l'Autre. Mais il est déjà bon de savoir le reconnaître.
En 1943 l'auteur introduit sa thèse à peu près dans ces termes, mais en 1966 dans la 2ième partie du livre, il nuance sa critique de
Claude Bernard dont il reprochait « le fondement d'une thérapeutique décidément en rupture avec l'empirisme », car la connaissance rationaliste de la maladie paraissait en effet recherchée au préalable au moyen de la physiologie et à partir d'elle. Bacon ne disait-il pas « On ne commande la nature qu'en lui obéissant ».
Cette thèse de
G. Canguilhem relève certes les affinités d'idées entre les sciences de la vie et la société mais ne creuse pas le déterminisme historique outre mesure. C'est
Michel Foucault, son successeur, qui creusera dans ce sens. Ce que l'auteur explore tout au long des 2 parties du livre, c'est une relation hasardeuse entre le vital et le social.
Écoutons le malade, demande l'auteur, sans se laisser submerger par « ce fait massif d'expérience médicale que les symptômes morbides subjectifs et les symptômes objectifs se recouvrent rarement.»
L'état pathologique est « une autre allure de la vie », ce n'est pas un simple prolongement, quantitativement varié, de l'état physiologique. L'enquête progresse dans ce sens avec Leriche, grâce à l'étude systématique dès 1919 de la physiologie des moignons nerveux, basée sur l'expérience des blessés de la grande guerre. Goldstein va dans le même sens sur la base de l'observation clinique des blessés du cerveau. « Une perte ou une absence ne suffisent pas à produire le trouble du comportement sensori-moteur. »
La maxime de Vauvenargues pourrait même inspirer au-delà de la méthodologie médicale (Jackson au sujet des aphasies), lorsqu'il dit qu'il ne faut pas juger les gens sur ce qu'ils ignorent, mais sur ce qu'ils savent et sur la manière dont ils savent. (lire aussi
Isabelle Stengers sur Whitehead et la rumination du sens commun).
Voici la thèse : « le fait pour un vivant de réagir par une maladie à une lésion, à une infestation, à une anarchie fonctionnelle traduit le fait fondamental que la vie n'est pas indifférente aux conditions dans lesquelles elle est possible, que la vie est polarité et par là, activité normative. »
Le vivant est polarisé pour « persévérer dans son être » (comme dirait
Spinoza), mais il est capable d'instituer de nouvelles normes biologiques. « le malade n'est pas anormal par absence de norme, mais par incapacité d'être normatif », c'est-à-dire par l'incapacité à créer des nouvelles normes viables.
« C'est l'abus possible de la santé qui est au fond de la valeur accordée à la santé, comme, selon Valery, c'est l'abus de pouvoir qui est au fond de l'amour du pouvoir. »
Il faut revenir aux observations pour mieux comprendre cette « normativité biologique ». le rythme nycthéméral (jour/nuit) de température peut-être inversé chez le pigeon comme chez l'homme. le pigeon en a la capacité, l'homme le fait volontairement en s'activant la nuit.
Les caractères biologiques variables ne traduisent pas le changement de milieu « comme les variations de l'accélération due à la pesanteur sont en rapport avec la latitude ». « En fait, le milieu du vivant est aussi l'oeuvre du vivant qui se soustrait ou s'offre électivement à certaines influences ».
En 1966, l'auteur prolonge sa thèse à partir d'observations génétiques. Assurément les mutations génétiques ont le pouvoir de diversifier les espèces, mais la sélection naturelle s'explique difficilement par la seule rencontre indépendante de cette série causale avec une autre série causale géographique ou physique.
Qu'on songe à des mutations entraînant la cécité, ou l'anémie de Cooley (létale) fréquente sur le pourtour de la Méditerranée, ou encore une certaine affection enzymatique (non létale) étudiée par le Dr Pequignot en 1964,…
…et voyons dans ces 3 cas interprétés par l'auteur, le sens de la normativité biologique.
Dans le 1er cas nous pouvons comprendre la genèse d'une espèce aveugle mais dans l'impasse d'une vie cavernicole.
Dans le 2ième cas en revanche, la sélection naturelle n'est pas qu'un effet des conditions du milieu, mais aussi d'une régulation d'origine biologique qui est l'homéostasie génétique (Lerner, 1954). Dans ce cas, la supériorité sélective des individus hétérozygotes sur les homozygotes implique que la survie d'une population est favorisée par la fréquence des hétérozygotes.
« La vie multiple d'avance les solutions aux problèmes d'adaptation qui pourront se poser. »
Dans le 3ième cas encore plus troublant, les individus affectés de l'anomalie génétique se trouvent être plus résistants au paludisme, et se maintiennent donc mieux dans les régions concernées.
« Nous nous garderons de définir
le normal et le pathologique par leur simple relation au phénomène de l'adaptation ».
Tout au long du livre, l'auteur rapporte quelques imports scabreux entre le vital et le social. C'est d'abord une évocation de cité idéale de
Platon, puis c'est la politique positiviste de
Auguste Comte qui conçoit « une thérapeutique des crises politiques consistant à ramener les sociétés à leur structure essentielle et permanente, à ne tolérer le progrès que dans les limites de variation de l'ordre naturel que définit la statique sociale. » en songeant sans doute au remède de la saignée. C'est encore ce qu'on retrouve dans l'acception psycho-sociale très passive de l' « adaptation », mais cette fois l'auteur s'insurge : « Définir l'anormalité par l'inadaptation sociale, c'est accepter plus ou moins l'idée que l'individu doit souscrire au fait de telle société, donc s'accommoder à elle comme à une réalité qui est en même temps un bien… Si les sociétés sont des ensembles mal unifiés de moyens, on peut leur dénier le droit de définir la normalité par l'attitude de subordination instrumentale qu'elles valorisent sous le nom d'adaptation. ».
L'auteur qui se défend par avance d'être taxé d'anarchisme, tente au contraire d'aborder le vital sans préjugé social, et réciproquement le social par une meilleure compréhension du vital.
Cependant je ne suis pas sûr que les croyances ou idéologies sociales, suspectées de déterminer le succès des théories médicales, ne se développent qu'en oscillant entre des catégories préconçues. D'autre part, l'auteur émet une réserve embarrassante au sujet de la théorie mutationniste de la genèse des espèces : en effet il met en doute la possibilité pour des mutations « restrictives » ou « superficielles » de générer des espèces, mais en montrant en même temps leur caractère « durable », il semble au contraire qu'elles peuvent "s'accumuler" pour donner forme à un ensemble complexe. (Bergson émettait à peu près le même genre de réserve). C'est une enquête à suivre, peut-être avec l'épigénétique.