À défaut d'être celle des terrains, Prosper Goffineau est l'idole des tribunes. le Petit Père du Sporting rassure, par sa présence, joueurs et supporters qui marchent ensemble vers la victoire. Seulement, Goffineau ne va pas tout le temps au stade et, le temps d'une saison, son Sporting club anderlechtois connaît les affres de la relégation. En liant le destin d'un homme à celui du club qu'il supporte,
Maurice Carême livre une étude de cas dont, probablement, il faudrait encore tirer des leçons, aujourd'hui, pour connaître la psychologie des supporters. Certes, le football n'est plus le même, mais la passion et ses conséquences demeurent. En filigrane,
Maurice Carême porte un regard caustique sur la petite bourgeoisie tandis que, par ses mots aussi simples qu'ils peuvent être recherchés, il fait entrer un sport éminemment populaire dans la littérature.
le martyre d'un supporter n'est pas celui d'un lecteur.
Goffineau découvre le football comme un passe temps curieux. C'est l'ami d'un ami qui lui fait découvrir le stade, le jeu, la ferveur des supporters, les rituels d'avant match et ceux d'après quand, au bistrot, on triomphe ou on se lamente autour de deux ou trois bouteilles de gueuze. Goffineau apprend les codes, le vocabulaire, les règles. Il se drape lui-même de mauve, la couleur d'Anderlecht, et maudit bientôt les équipes adversaires du Beerschot, du Cercle Bruges ou de la Gantoise. L'apprentissage des Goffineau est express. Se retrouvant, pour son deuxième match, au milieu de supportes adverses qu'il tarde à identifier, il est victime de jets d'oeufs. Loin de se laisser impressionner, Goffineau mène aussi ses troupes à l'assaut verbal des supporters adverses, essuyant pour cela des jets de têtes de crevettes. S'il goûte à l'amère potion de la défaite, c'est pour lui une leçon qui tient tant de l'honneur que de l'humilité : le supporter soutient vaille que vaille, que son équipe connaisse victoire ou défaite.
Mais le jeu, décrit au début du roman par
Maurice Carême est peu à peu mis de côté pour examiner ce qui, en fait, accapare Goffineau. le roman de Carême n'est pas tant un roman du football que du supportérisme dont il dévoile la genèse. En réalité, c'est bien une certaine sociabilité que trouve Goffineau, car le football dépasse les frontières socio-professionnelles : le clerc de notaire croise le professeur, le tailleur et le maraîcher. Tous unis dans l'amour du mauve, les supporters d'Anderlecht trouvent un intérêt supérieur dans leur communauté plutôt que dans le sport qui la légitime. Il ne faudrait pas, toutefois, occulter le pouvoir du football, car c'est par lui que Goffineau naît et meurt.
Car le drame de Goffineau se joue tant sur les tableaux d'affichage défavorables à Anderlecht que dans son propre foyer. Marié à Octavie,
femme d'intérieur attachée aux rituels familiaux, Goffineau s'extirpe de la bulle familiale pour vivre sa nouvelle passion. La famille petit-bourgeoise, dès lors que les habitudes ne sont plus respectées, explose. A la suite d'une dispute, Octavie s'en va vivre chez une amie ; sa solitude nouvelle lui fait fréquenter une spirite. Quant à la fille du couple, Angélique, son romantisme niais lui fait espérer le grand amour. Déçue par les hommes - et notamment par l'un d'eux, qu'elle espère artiste et qui n'est que vendeur au bazar -, Angélique entrevoit la possibilité de mener une vie matérielle confortable. Pour cela, il lui faut renoncer à l'amour, mais puisque les hommes sont décevants ... Goffineau, lui, est d'abord heureux d'échapper à la routine du dimanche : les balades en forêt ou bien les séances de cinéma le navrent. Mais, abandonné par son épouse, il s'abandonne lui aussi. Il pensait reconquérir l'espace naturellement dévolu au masculin, c'est-à-dire l'extérieur, la vie en société ; il perd le réconfort d'un foyer bien tenu, d'une vaisselle toujours faite, des chaussettes reprisées. le monde petit-bourgeois apparaît machiste, étriqué, horriblement rangé. Même les parties de whist chez les amis se transforment en exercices de rigueur où l'on aborde la question du jeu avec sérieux. On se dispute pour l'achat de chapeaux d'occasion et, sous prétexte de tenir son rang, on humilie l'autre, fut-il l'époux ou l'épouse. La mort de Goffineau a valeur de symbole : l'homme dévoré par sa passion meurt absolument seul. Ses amis sont au match, son épouse prie avec ferveur et sa fille tâche de ne pas gâcher sa dernière chance de vivre confortablement.
Avec ce roman,
Maurice Carême faisait entrer le football dans la sphère littéraire. Ce football des années 1920 est encore un sport populaire où les joueurs sont amateurs, où les joutes du dimanche après-midi ont pour objet la suprématie locale. de ce croisement de mondes pourtant séparés – l'ardeur fanatique populaire contre la digne retenue petit-bourgeoise -,
Maurice Carême tire un récit dont on a peine à mesurer la portée. Ni drame social ni satire acide,
le martyre d'un supporter tient de la fable moraliste et de l'étude sociologique, sans s'engager à fond dans l'un des deux genres. On retient évidemment le souci du mot bien pesé et celui du style simple, sans verbiage inutile. Les mots, justement, quand ils sont bien choisis, nous apprennent parfois plus qu'ils ne le disent. Et, à lire le titre, on pressent que l'alliance du martyre et de la passion n'annonce rien de joyeux, du moins pour le supporter en question. Ce registre religieux des mots étonne aussi, car
Maurice Carême entrevoit le futur pouvoir du football. Combien de Goffineau exaltés, combien d'Octavie délaissées, combien d'Anderlecht relégués aux soirs de printemps ? le football peut être parfois funeste, nous dit
Maurice Carême, mais il n'est pas la cause de tous les maux.