En préambule de cette recension, et par honnêteté intellectuelle, je précise que la distance idéologique entre
Antoine Cargoet et moi-même est à peu près équivalente à celle qui sépare la Terre de Neptune. Quand on dit ça, force est de reconnaître l'extraordinaire qualité de son essai, eu égard à son jeune âge.
Comme on ne naît pas de nulle part et que l'on ne meurt pas plus nulle part, ce travail remarquable sur le populisme survient à une époque qui, particulièrement en France, a ressuscité ce vocable de la manière la plus péjorative possible. Péjoration excitée par la peur, en France particulièrement, du mouvement des Gilets jaunes.
Mouvement que j'ai la prétention bien connaître pour y participer depuis le 24 novembre 2018 et qui fut abominablement réprimé car, l'explique si justement l'auteur : « Lorsqu'elle est menacée dans ses intérêts, la classe dominante joue la carte de la rationalité contre les masse, endosse les habits de la nécessaire répression policière et judiciaire, se targue de tout faire pour que tout rentre enfin dans l'ordre. »
Loin des poncifs de la bien-pensance, l'auteur expose donc sa démarche face au populisme, ce « dieu sinistre, effrayant, impassible, / Dont le doigt nous menace et nous dit : “Souviens-toi !ˮ » (
Baudelaire) : « Concevoir le phénomène populiste en tant que mouvement historique. » Il suggère que le populisme pourrait être aussi « le désir d'un réenchantement du monde, la volonté de se projeter à nouveau dans l'horizon du temps, de recréer un ciel futur afin que se redéploie l'humanisation de l'histoire ». Autrement dit, le populisme comme régénération.
« Mais qu'aura été le cycle populiste, sinon une réponse au bannissement du peuple qu'avaient décrété les élites triomphantes ? », interroge encore l'auteur. Dans une société rendue apathique par l'hyper-consumérisme, l'individualisme ainsi que les particularismes des uns des autres érigés en tyrannies idéologiques, le peuple – avec toute la conscience collective que cela induit – s'est vu privé des absolus de jadis, voire des aventures qui exaltent une existence. Aventures auxquelles
Antoine Cargoet consacre d'excellentes pages pour conjurer l'ennui de nos sociétés.
Mais le populisme c'est surtout un cri de désespoir contre l'effondrement d'un monde. de ce fait : « Les Gilets jaunes ont été une révolution automnale déclenchée par un peuple anxieux à l'idée de mourir un jour. » Parce que : « Les populismes expriment le plus souvent la lutte des valeurs majoritaires contre les valeurs établies. »
En France – comme dans nombre de pays occidentaux –, le peuple s'est ainsi senti dépossédé de lui-même par des élites toujours plus hors-sol et, osons le mot, méprisantes à son égard. Pire, au sein de sociétés technocratiques froides et strictement matérialistes, le sacré a été aboli d'autorité. Et le sacré étant un absolu, priver les êtres d'absolu c'est les condamner à une mort terne, lente et pleine de désillusions. le populisme devient alors un sursaut de vie passionné.
De ce fait : « le retour des passions participe du procès de réenchantement en ceci qu'elles ont en commun avec l'idée de sacré cette caractéristique première d'appartenir au domaine de l'inaccessible, de l'indéfinissable, du mystère, d'une vérité jamais épuisée. » En plus du sacré, grâce au populisme l'affect réinvestit la cité, en s'opposant à la froideur comptable de l'Union européenne par exemple, laquelle peut, toute honte bue, mettre en faillite un pays qui a façonné notre culture, je veux parler de la Grèce.
Surtout : « le populisme a émané, on l'a dit, du retournement de la modernité contre elle-même ». Modernité qui avait péremptoirement – et avec l'ignorance des fats – décrété la « fin de l'Histoire », comme on décréterait la fin de la pluie ou du vent !
Hélas, dans son magistral exposé,
Antoine Cargoet montre qu'il est un pur produit du système qu'il entend confondre, à savoir qu'il est un ancien élève de
Sciences Po, cette machine woke qui broie le passé comme un moulin broie le blé.
C'est ainsi qu'il a regardé de trop haut le mouvement des Gilets jaunes et qu'il peut affirmer faussement que le « diktat identitaire » serait venu le torpiller. Non, monsieur Cargoet, ce sont les milices d'ultragauche au service du pouvoir – j'en ai été maintes fois témoin et l'ai même filmé ! – qui ont fait imploser ce mouvement essentiellement identitaire. Restant à définir ce qu'est réellement l'identité charnelle d'un peuple, loin des caricatures proposées par les médias autorisés.
J'irai encore plus loin en affirmant que j'ai vu dans ce mouvement des fraternisations impossibles ailleurs. Et c'est précisément cela qui a effrayé le pouvoir, parce que les Gilets jaunes proposaient un irénisme sociétal non seulement dangereux pour lui mais peut-être fatal. Soudain, enjambant les différences savamment entretenues par le système, tous se réunissaient avec une spontanéité peut-être utopique et enfantine, mais qui, encore aujourd'hui, pour celles et ceux ayant vécu ces instants fugaces, réchauffe bien mieux qu'un feu de cheminée…
(Je remercie les éditions du Cerf pour le présent ouvrage, ainsi que Babelio)