Après
mon traîtreSorj Chalandon a la grande humanité de nous faire pénétrer l'envers du miroir de l'histoire de Tyrone Meehan.
« Je veux écrire. Pas avouer, encore moins expliquer mais raconter, laisser une trace. »
En quelques mots les bases sont là.
Le lecteur va cheminer dans les pas de Tyrone sur cette terre irlandaise qui lui colle à la peau et au coeur, malgré tout.
L'enfance reflue en vagues sauvages car ce fut une enfance pauvre, violente, faite d'humiliations. A l'âge de quarante et un ans son père meurt alors que Tyrone n'avait que onze ans. Cet homme était alcoolique et violent et pourtant indispensable à l'équilibre de cette famille de neuf enfants. Après sa mort, le malheur s'étend comme une contagion, les gens se détournent d'eux. C'est un oncle maternel, Lawrence qui les prend sous son aile et les installe à Belfast lorsqu'il a seize ans.
« Avec la guerre, nous savions que vivre dans le nord de Belfast deviendrait difficile. Ça a commencé en août 1941, par quelques pierres jetées contre la porte. L'inscription « salauds d'Irlandais » tracée au noir sur l'atelier de Lawrence. »
En ce 24 décembre 2006, où il écrit une sorte de journal, tout ce qui constitue l'homme qu'il est, est là comme tapi dans l'ombre d'une vie.
Cela montre aussi, avec finesse, que chacun vit sa famille de façon unique :
« Sheila, ma femme, n'a jamais aimé me suivre ici. Elle disait que c'était un caveau. Que l'ombre mauvaise de Patraig Meehan passait dans mon regard quand j'étais sous son toit. Mes frères et mes soeurs n'y sont jamais revenus […] Alors, j'ai gardé la clef. Moi seul. Comme on protège un lambeau de mémoire. »
Ce fut son refuge jusqu'au bout.
Les exactions des protestants, la haine, les luttes incessantes l'ont probablement précipité vers l'IRA en 1942.
Il y a un parallèle troublant entre cette enfance et cet enrôlement, la violence est là mais presque comme quelque chose de naturelle… Cela interroge sur ce qui se grave ainsi au plus profond de l'être.
« Je ne sentais plus l'odeur de la prison. Je n'entendais plus son métal. J'avais du sang dans la bouche, les oreilles en flammes, le nez écrasé. le vacarme était en moi. J'ai pensé aux coups de mon père. Ma tête en pierre. Mes yeux brûlants. Mes joues barbouillées de bave pour lui faire croire à des larmes. Il y eut le coup de sifflet brusque. Deux gardiens nous ont jeté une bassine d'eau glacée. J'avais froid de peur en arrivant, maintenant j'étais gelé de douleur. »
Le lecteur avance à pas feutrés, mais il reçoit en pleine face cette Irlande et ces événements tragiques. Pauvreté, ghettos, maisons brûlées, les blindés dans les rues.
L'écriture de
Sorj Chalandon montre combien tout est nuance, il n'y a pas les bons d'un côté les méchants de l'autre. C'est un tout qui fluctue selon les événements, les ressorts de l'Histoire se tendent selon des décisions qui échappent au plus grand nombre.
C'est douloureux de façon extrême, car indicible et inaudible. Les mots qui sont là sur le papier sont empreints d'une humanité exceptionnelle comme l'est cette situation. Trahi, blessé par son Traître, l'auteur nous prend par la main, nous même vers la voie du non-jugement.
Tyrone était un homme seul depuis l'enfance.
Une écriture sublime, d'une puissance rare, il y a les faits donnés par le journaliste, et la beauté d'une déclaration d'amour à un pays qu'il a embrassé à travers cet homme-là. « Parce que c'était lui ; parce que c'était moi. »
C'est un récit d'une belle épure pour une déclaration d'amour exceptionnelle.
Intime, tumultueux et bouleversant, laissons les derniers mots à Tyrone :
« le regard d'Antoine a été l'un des plus beaux jamais portés sur moi, et aussi l'un des derniers.
Lorsque le petit Français me regardait, je m'aimais. Je m'aimais dans ce qu'il croyait de moi, dans ce qu'il disait de moi, dans ce qu'il espérait. Je m'aimais, lorsqu'il marchait à mes côtés comme l'aide de camp d'un général. Lorsqu'il prenait soin de moi. Qu'il me protégeait de son innocence. Je m'aimais, dans ses attentions, dans la fierté qu'il me portait. Je m'aimais, dans cette dignité qu'il me prêtait, dans ce courage, dans cet honneur. J'aimais de lui tout ce que son coeur disait de moi. »
©Chantal Lafon-Litteratum Amor 19 mars 2020.