Carlos Ciscar est né à Misent, il est fils de républicain espagnol comme Ana la narratrice de «
La belle écriture » mais lui a rejoint l'autre camp en épousant Eva Romeu, la fille de son patron et son ascension sociale s'est accompagnée d'une suite de trahisons.
On n'éprouve aucune empathie pour Carlos Ciscar « le chasseur », le prédateur qui écrit dans un cahier à son fils Manuel, malgré tous les efforts qu'il fait pour se justifier et sans doute aussi parce qu'il ne ressent aucune culpabilité.
p 35 (7 août 1992. Pourquoi ne pas dater les notes que je prends dans ce cahier qui deviendrait du coup une espèce de journal*?)
*Pourquoi ai-je commencé à écrire ? Pour qui ? Peut-être seulement pour répondre aux papiers de Manuel que j'ai trouvé l'autre jour en fouillant la chambre qu'il occupait il y a des années de cela, après son divorce, à l'époque où Eva (sa femme) mourait à l'hôpital, et dont la lecture m'a rempli de tristesse. Il a écrit ces pages puis il les a oubliées sans penser au mal qu'il pouvait me faire. Même en cela il ressemble à sa mère : ses distractions sont une sorte de manque de considération envers les autres, de supériorité.
Carlos le chasseur ne pense qu'à lui, orgueilleux, plein de morgue et de mépris pour les autres, fier de sa réussite : « les habitants de Misent ont bien oublié le jeune homme ambitieux qui conduisait l'automobile d'un paralytique tout en s'efforçant de séduire sa soeur. Il n'y a plus de regards ironiques, désormais, quand je prends l'avenue du Generalisimo et que je gare ma voiture sous les platanes, devant les terrasses des cafés. L'argent fait naître l'admiration, le respect. » p 74
Seule sa maîtresse Elena ne se laisse pas duper. Alors qu'elle se rhabille après une de leurs rencontres régulières mais sans risque car il a pris soin de méthodiquement cloisonner sa vie, il lui dit :
« Tu n'as pas peur ? »
Elle se retourna pour me regarder. « De quoi ? » me demanda-t-elle. « Que je te prenne pour une traînée. » Elle se mit à rire et dit : « C'est toi, la putain » p 46
Ce livre est pourtant une aussi belle réussite que «
La belle écriture » car tout en sous- entendu et suggestions. Sans prendre frontalement parti,
Rafael Chirbes qui n'aime pas Carlos Ciscar, sait maintenir l'intérêt du lecteur et on se laisse avoir par « le chasseur ».
Rafael Chirbes a fait rééditer les deux textes, «
La belle écriture » et «
Tableau de chasse », (La buena letra paru initialement en 1992 et Los disparos del cazador paru en 1994), en les réunissant en un seul volume sous le titre de Pecados originales (Péchés originels). Ce diptyque confirme le lien entre ces deux volumes, deux pôles d'une même Histoire.
Ana et son mari font partie des perdants de la guerre civile mais elle et son mari ont préféré malgré les humiliations garder leur dignité, ne pas se compromettre. Par contre, Carlos Ciscar, pourtant fils de républicain, rejoint lui l'autre camp et se justifie en disant de son père : « il n'est pas capable d'y voir (dans sa réussite) une réparation, c'est pour lui plutôt une prolongation de sa défaite, commuée en honte maintenant. La surdité dans laquelle l'a installé son entêtement me fait mal. »p 75
Que ce soit Ana ou Carlos, tous les deux se sentiront trahi par la génération suivante qui profitera sans état d'âme du développement économique de l'Espagne.
Je mets cinq étoiles pour apprécier le diptyque car chacun des deux volumes s'enrichit de la lecture de l'autre.