Une belle balade poétique et sensuelle dans La Havane.
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Une évocation poétique de la capitale cubaine à travers les souvenirs d’un narrateur épris d’art et d’amour.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
"Le Wakamba"
Ce jour-là. Les pales du ventilateur ne raclaient plus l’air, qui semblait plaqué au sol ; plutôt, il frappait à partir du plafond un glas irrégulier en dessinant des ombres floues, entre les mouchetures de moisi. Plus je le regardais, plus il m’apparaissait comme un fouet lent, en peine de châtiment.
Après les négociations d’usage, j’avais lâché vingt-cinq dollars au tenancier pour passer la nuit dans ce repère de fortune, cette posada, en plein Vedado, derrière l’hôtel Habana Libre, à quelques dizaines de mètres du Wakamba, où j’avais retrouvé Gladys. Une mulâtresse sans éclats, à la chevelure de caniche, petite et rondelette. Nous nous étions donné rendez-vous deux jours auparavant, après avoir lié connaissance au musée de l’automobile où elle travaille à temps partiel, avec ses guimbardes retapées bombant leurs carrosseries, consacrant ses après-midis à la vente et au négoce de livres de seconde main, sur la Plaza de Armas, à hauteur du Palacio del Segundo Cabo.
"Barroco bordello".
À la fin de l’hiver 1930, García Lorca décide de rentrer en Europe en faisant un détour par Cuba, depuis Key West, Cayo Hueso, comme on dit à Cuba. Il y restera trois mois, principalement à La Havane, donnant des cycles de conférences, notamment sur l’Andalousie, ses mélodies populaires et le cante jondo, offrant quelques lectures publiques. On l’admire, on l’adule, ce poète de l’amour universel. Sur place, tout l’enthousiasme, tout l’émerveille, tout l’excite : la douceur brûlante du rhum, les tonalités du ciel vespéral, le sourire des enfants ; tout le révulse et le révolte : le régime autoritaire de Machado, à la botte de l’impérialisme américain, le yankee rule, le racisme et la ségrégation qui frappent les Noirs, la pauvreté extrême d’une grande partie de la population, l’analphabétisme généralisé. La corruption des politiques et des dirigeants d’entreprise.
Il est bientôt 23 heures. À l’encoignure de la 25e et de l’Avenue des Présidents, dite aussi calle G, dans le quartier du Vedado. L’ascenseur aux parois décolorées, ou plutôt le monte-charge d’acier brut, menant tout là-haut à ma mansarde, était immobilisé, en cale sèche au rez-de-chaussée, sa grille de métal aux losanges imposants, fermée. Depuis quand ? « Chichi » le liftier improvise une partie de dominos, en tête-à-tête avec lui-même, à cheval sur un banc de bois brut, dans le vaste hall aux murs cariés, aux odeurs qui soulèvent la nausée, au carrelage désossé.
Douze étages à gravir… L’escalier et ses marches de marbre rose et blanc, mouchetées de vieux brun et de bistre, fêlées, disloquées ici ou là. Douze ou quinze minutes plus tard, à bout de souffle, en grande sueur, j’étais arrivé devant la porte d’entrée protégée par une grille de fer armée...
Quand tu seras parvenu au grand âge, je t’apparaîtrai. Mon image, mon visage et mes mots te reviendront, mêlés d’amère mélancolie. Le regret sera ton maître mot, cardinal. Nous deux à La Havane,(…) nous deux perdus dans les affres d’une histoire impossible à vivre ou à magnifier ; l’histoire de deux êtres incapables et maladroits, obstinément à côté de la plaque.
Lecture de Thierry Clermont tiré du livre Figures d'écrivains, dirigé par Étienne de Montety.
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Pour en savoir plus : https://www.albin-michel.fr/figures-decrivains-9782226436351