― Monsieur le duc, la place est belle à vous y rencontrer. Je viens juste de rentrer de ma province.
Quelles sont les nouvelles à la Cour ?
― Comment donc, Monseigneur, vous n'êtes point au courant ?
― En aucune façon. Et que dit-on ?
― On dit que Monseigneur le prince de Conti aurait versé dans le parti dévot.
― Vous vous moquez, Monsieur.
― En aucune façon. Je le tiens de son propre frère, Monseigneur le prince de Condé.
― Et qu'en pense Sa Majesté ?
― Que son cousin a perdu l'esprit et qu'il l'a connu moins pieux. Il prétend que ce n'est qu'une mascarade et que ce caprice lui passera aussi vite qu'il est venu.
Les deux hommes éclatent de rire dans les jardins de Versailles.
Le prince de Conti, bossu et contrefait, menait grand train dans les états du Languedoc. Les princes ont de ces séductions inaltérables qui n'apparaissent pas au premier regard mais qui les parent, aux yeux des nobles dames, d'une incomparable beauté.
Fort de sa fortune personnelle et de sa position de prince du sang, le prince de Conti, cousin de Sa Majesté Louis XIV, pensionne la troupe de théâtre inexpérimentée du jeune
Molière. C'est une vie de bohème que mènent ces acteurs itinérants. Placarder les affiches, répéter la pièce, jouer, jouer encore et jouer toujours. de simples tréteaux font office de scène. Peu de moyens mais beaucoup de passion poussent les acteurs à continuer.
La France profonde, vraie et misérable n'entend que les rires gras et les farces de Monsieur Jean-Baptiste Poquelin. Ses initiales, d'ailleurs (JBP) pourraient se traduire par : Je me bats pour le peuple. Pour l'heure, les recettes sont maigres comme les vaches qu'ils croisent sur le chemin.
La dévotion subite de monsieur le prince de Conti le pousse à rejeter ce théâtre qu'il subventionne et juge maintenant sacrilège. La pension est supprimée. La troupe n'a plus de bienfaiteur. Mais Jean-Baptiste aspire à autre chose qu'à se jeter dans les chemins pour déclamer son texte. Il ambitionne de créer des pièces qui aient un sens, dénoncer l'hypocrisie, l'avarice, et les faux dévots qui, sous couvert de religion, trompent leur monde.
Car un vent nouveau s'est levé, celui de la Contre-Réforme. Combattre le protestantisme est pour Louis XIV un devoir religieux. D'autant plus que la foi recule. Les plaisirs de la vie, la célébration de l'amour, la vie immédiate sur terre, prévalent dans les salons et montrent du doigt les directeurs de conscience qui s'en offusquent.
Le Roi est tiraillé entre la raison d'état et son désir de se faire divertir par
Molière qui se montre capable de monter au pied levé une pièce pour la jouer devant la famille royale. "Insigne honneur" nous rappelle l'auteur.
Molière a la faveur du Roi. Il croit la victoire gagnée. C'est mal connaître la vindicte du pouvoir religieux pour qui rire est déjà un affront fait à la piété. Oser parler de la foi au théâtre est taxé d'arrogance et de folie démoniaque.
"Brûlons les théâtres et bannissons les comédiens" disent-ils.
Le 7 mai 1664 , à Versailles, il est six heures du soir. Les plaisirs de l'île enchantée commencent. le 12 mai, on donne à jouer le Tartuffe devant le Roi et sa Cour pour la première fois. le lendemain, on murmure que la pièce serait interdite.
Molière est chagriné et accablé. le parti dévot a fait le siège auprès de Louis XIV pour la faire interdire. Arguant de sa conscience religieuse et de la raison d'état, préoccupé par le problème janséniste, le Roi de France leur donne raison .
L'attente est insupportable. Alors,
Molière écrit d'autres pièces. Dom Juan ou le Festin de Pierre, le Misanthrope, l'Avare, Georges Dandin, une féroce farce, dénoncent l'hypocrisie et le vice dans le monde des nantis. Une autre façon de rappeler que le Tartuffe est toujours dans sa boîte. C'est que
Molière vit comme une injustice la censure de sa pièce. Certes, elle ne peut être représentée devant le Roi. Alors, il multiplie les lectures privées dans les salons littéraires et chez les princes, cherche des soutiens.
La société a changé. Pas le peuple affamé des campagnes. Mais à la Cour, Louis XIV s'est affirmé et entend réduire les prétentions des Grands par des amusements auxquels
Molière n'est pas étranger. D'autant plus que le nouveau Pape, Clément IX par deux petites bulles, met un terme aux dissensions du clergé.
Entre jésuites et jansénistes, le fils aîné de l'Eglise, Louis XIV, a tranché. le Tartuffe peut être joué. Enfin. le 5 février 1669, la troupe de
Molière joue au Palais Royal sa pièce autrefois si licencieuse.
Le quotidien d'une troupe de théâtre, - celle de Monsieur, frère unique du Roi, y est décrite parfaitement, de même que sont évoquées les tensions avec les autres troupes, le théâtre du Marais, celui de l'hôtel de Bourgogne et ses "Grands Comédiens", spécialistes du tragique qui jouent les pièces de
Jean Racine et
Pierre Corneille, entre autres tragédiens. Agréable à lire, très bien documenté, ce roman mérite d'être lu. Sorti en 2013, le sujet est revenu d'actualité. Ce "Pauvre Homme", citation du Tartuffe est passé à la postérité.