Le titre intégral de l'oeuvre est
la folie Almayer, histoire d'une rivière orientale. Cette rivière imaginaire, supposément située sur l'île de Bornéo, coule comme le temps qui passe, et constitue la seule voie praticable pour relier les hommes entre eux. C'est la Pantai. L'action du roman se déroule dans une unité de temps, de lieu et d'action. Trois jours, dans un endroit coupé de toute civilisation, même pas un village, plutôt un groupement de maisons sur pilotis sur la Pantai, en pleine forêt tropicale. Ce hameau s'appelle Sambir.
Le voisinage est constitué d'anciens pirates des mers du sud reconvertis dans le négoce sur la Pantai. Il faut dire que l'endroit regorge de ressources naturelles et de matières premières. Oubliée de la puissance coloniale, la Hollande, qui mène une guerre de territoire larvée avec son concurrent le plus redoutable et le plus affamé : l'Angleterre, l'endroit attire les seconds couteaux, Arabes, Malais, Chinois. C'est tout un monde qui se dessine sous la plume de Conrad, une géopolitique intime du monde en devenir qui est aujourd'hui le nôtre.
Si le lieu et le temps sont faciles à circonscrire qu'en est-il de l'action ? Quel est l'argument, l'histoire de ce roman ? Et là, la réponse est plus difficile à définir.
L'autre personnage principal du livre, à part la Pantai, c'est Almayer. Personnage complexe, proche des personnages de
Dostoïevski, à la fois héroïque et pathétique, sublime et ridicule, et tout simplement humain. Almeyer est un rêveur, un de ceux que la littérature et le cinéma nous ont souvent présentés. C'est un homme qui a raté à peu près tout ce qu'il a entrepris dans sa vie, et qui continue malgré tout de croire en lui-même, en ses chances, en la possibilité infime de faire mentir le destin. Il rêve de faire
fortune et de fuir cet endroit en emmenant sa fille, l'enfant qu'il a eu avec la fille d'un Malais adoptée par un pirate. Il s'avère que la fille en question, la fille d'almeyer, est une jeune métisse qui saisit d'amour tous les hommes qui portent le regard sur elle. le fils d'un riche commerçant arabe, d'abord, qui se fera éconduire comme un malpropre. Des officiers anglais échoués a Sambir par hasard et qui profitent des largesses d'almayer pour se bourrer la gueule dans l'espoir d'apercevoir la fille.
Almayer est un homme profondément solitaire, "le seul blanc de Sambir", qui n'a pu nouer aucune relation humaine dans un tel endroit. La seule personne avec laquelle il entretient un contact est un vieux chinois qui passe ses journées à contempler le monde en tirant sur sa pipe d'opium. L'art de la suggestion de Conrad est si puissant qu'on se demande parfois si toute cette histoire n'est pas une rêverie, une vision noyée dans les brumes de l'opium qu'Almeyer se met à son tour à fumer à la fin du livre, tant certaines scènes sont noyées dans le flou, les frontières du temps et de l'espace se brouillent. Conrad écrit par flashs, par hallucinations, c'est un poète. Il parle a notre inconscient, à notre imaginaire profond, enfoui. C'est pour ça qu'il est si difficile de résumer l'action d'un tel roman. Un roman profond, âpre et touffu comme la forêt. C'est une atmosphère que l'on retrouvera plus tard dans
Au coeur des ténèbres.
La fille d'almayer, élevée en Europe, n'appartient à aucun monde. Rejetée par les blancs, humiliée, elle cherche à retrouver ses racines maternelles. Elle tombe amoureuse du fils d'un potentat local, un Malais à fière allure avec lequel son père s'est associé dans un projet chimérique, un dernier rêve de
fortune.
Un grand moment de lecture.