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EAN : 9782889601202
100 pages
La Baconniere (31/08/2023)
3.68/5   14 notes
Résumé :
Isabelle Cornaz a vécu longuement à Moscou où elle a travaillé en qualité de journaliste. Se remémorant les détails de sa vie moscovite, elle dresse, dans La nuit au pas, un portrait ambivalent de la ville. S'y dévoile le corps de Moscou, ses cours intérieurs, ses lieux invisibles et les marques de sa gentrification. Le récit s'éloigne ponctuellement de la capitale depuis la proche banlieue jusqu'au cercle polaire, en survolant les villes secrètes de Russie.
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Critiques, Analyses et Avis (8) Voir plus Ajouter une critique
«J'ai aimé profondément une ville – Moscou»

Isabelle Cornaz, journaliste suisse, a longuement vécu à Moscou. Son premier livre fait de choses vues, d'impressions de notes, de souvenirs, de fragments nous offre un portrait intimiste d'une ville et de ses habitants aujourd'hui frappés de cécité.

Comme elle l'a confié au quotidien suisse «Le temps», c'est après un reportage à Kiev, au début de la guerre en Ukraine qu'Isabelle Cornaz, de retour en Suisse, s'est mise à la rédaction de livre: «j'ai repris mes notes, ces fragments écrits de façon brouillonne sur des bouts de papier ou sur mon téléphone, pendant chacun de mes séjours en Russie, qui ont commencé en 2001. A mon tout petit niveau, c'était une façon de tenir au milieu d'un événement qui fait tout exploser.»
Alors, loin du conflit, elle s'est souvenue qu'elle a beaucoup aimé Moscou, une ville où la journaliste a longuement vécu et où elle a pu constater combien cette mégapole s'est transformée.
Pour avoir effectué plusieurs voyages dans la capitale russe, j'ai moi-même pu constater certaines transformations qu'elle décrit, sans toutefois avoir pu cerner cette «âme russe» comme elle le fait. Imaginez à votre tour débarquer à l'aéroport international de Domodedovo et prendre la direction du centre-ville. La première chose qui vous impressionnera, c'est la dimension gigantesque de la ville qui compte plus de 13 millions d'habitants intra-muros. «La structure de la ville est faite de cercles concentriques, comme un orgasme. Les fortifications successives qui sont tombées au fil des siècles ont creusé des artères, des boulevards, des voies trois fois plus larges que les autoroutes de mon enfance. Ces anneaux sont des sillons entre des trous noirs. Ils rythment les rues obscurcies par les arbres en été, les cours endormies où l'asphalte est gris-noir, où le sol est immense et luit comme un caillou.» C'est dans cette ville étonnante à bien des égards que l'on se promène dans les pas de l'autrice, que l'on entend les bruits qui rythment le quotidien, que l'on hume des odeurs contrastées, que l'on ressent les mouvements d'une foule qui va. Mais qui semble tourner en rond. «La ville perd la mémoire et sature. Elle est devenue regardable, consommable, mais aussi écoeurante», écrit Isabelle Cornaz qui va tenter de comprendre les bouleversements engendrés par la guerre. Ce sont alors des détails, des notes prises au fil des jours, des choses vues qui donnent à ce livre sa grâce. Cette fleur pour le soldat inconnu portant l'inscription «Nos ancêtres ne se sont pas battus pour ça», suivie d'une liste d'objets ramenés d'Ukraine par les militaires. Combien «des parfums et des vêtements, des enceintes Bluetooth, de la nourriture, des trottinettes, des matelas, du vin, des machines à laver, des tracteurs agricoles. Des téléphones, des cannes à pêche, des jouets cassés» cachent-ils d'histoires sordides, de violence et de peur, de crimes et d'horreurs?
Alors les habitants font le dos rond, se réfugient dans un déni qui pourrait leur permettre d'oublier la mort qui les entoure, qui se fait de plus en plus présente. «Tout semble inextricablement compliqué, on ne sait pas qui dit vrai, la géopolitique est quelque chose de si sale, s'y aventurer tient de la naïveté, de la bêtise, de la folie (…) des pans entiers de la vie – noirs, sombres – peuvent disparaître si on cesse d'y penser. »
Ce court livre nous en dit bien davantage sur les effets de la guerre sur une population que bien des études. Il va chercher dans l'intime les signes du changement, du choc entre le récit officiel et le vécu des moscovites. Quand, avec l'arrivée des beaux jours, ils partent vers leur datcha, ils espèrent retrouver un peu de fraîcheur, mais aussi d'innocence. Mais très vite, et même si l'horreur de la guerre n'est pas perceptible, ils sont rattrapés par la violence, par les va-t-en-guerre. Ceux capables «d'entraîner avec eux des mères, des familles de soldats, qui préfèrent croire que leur fils n'est pas mort pour rien. »

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« La nuit au pas », une déambulation au coeur d'une ville, Moscou, où rien n'est laissé de côté. Pas une seule ombre, ni l'inquiétude de dire la réalité.
Isabelle Cornaz est journaliste pour différents médias. Actuellement à la rubrique internationale de la radio Télévision Suisse.
Elle a vécu longtemps à Moscou. L'urgence de dévoiler les plans intérieurs et rassembler l'épars d'une Russie dans ses contradictions les plus exacerbées.
Isabelle Cornay étale les plans. Attise les rais de lumière, ne cède rien. La sincérité est tirée au cordeau.
Les cours intérieures, les places et les rémanences. Tout lui revient, pas d'éblouissements. Seule, la vérité est gémellaire de la trame. Les sceaux de la gentrification, les diktats et les faux-semblants. Elle exprime jusqu'aux pas entendus. La géopolitique, la sociologie, et les manteaux lourds de pluie.
La contemporanéité comme un toit enneigé. Elle nomme la guerre en Ukraine. Les mensonges russes côté face, l'absurdité et le mépris d'un gouvernement pour son peuple.
Mais, Moscou reste une ville, donc le lit, la nuit pour ses habitants. Les changements pour contrer les évidences. Taire et cacher dans les murs, l'ubuesque et le grave.
« La ville est traversée par les hommes, ils font des trous à travers elle ».
« Ce ne sont pas les hommes qui traversent la frontière, mais la frontière qui traverse le corps des individus. Elle se fragilise, devient plus hétérogène, plus humaine ».
Les villes secrètes russes, effacées de la carte. Taire les orages, les camps de travail forcé, les pathétiques arrogances.
« Deux mois après l'annexion de la Crimée, une loi russe est entrée en vigueur qui rend passible de prison tout appel « à la violation de l'intégrité territoriale de la Fédération de Russie. La Crimée ne pouvait plus prétendre à être rendue, sous peine que cela soit appelé du séparatisme ».
Des barres automatiques pour interdire le passage. Les muselières, un laissez-passer pour une journée, et encore.
Voie de traverse, « il y a dans la capitale des territoires entiers qui sont sacrés. Marqués du sceau du pouvoir et de l'interdit, comme si on avait effacé une partie de l'espace public ».
La métamorphose d'une ville qui se frôle contre l'évènementiel. Pas d'autonomie possible. Tout est masqué et illusoire. Les plans sont floutés et les yeux baissés. Copier-coller des folies humaines venues des hautes sphères.
Moscou cherche son souffle, entre les tracés autoritaires et les profils bas. Fissurée de l'intérieur, son apparence est un miroir aux alouettes. La neige épaisse et glacée, les nuits froides sans écharpe, ni paroles.
Et pourtant ! Écrire ainsi une ville comme une orange que l'on épluche. Seul, le goût sucré est la destination. Atteindre le point fixe. Sauter par-dessus les barrières mentales.
« La mer Blanche, la Caspienne, la Baltique, la mer d'Azov, et la mer Noire ». 
« L'horreur de la guerre n'est pas perceptible, mais des êtres humains sont capables de la mettre en oeuvre. de la promouvoir, de la désirer. de renoncer, sciemment, à tous les garde-fous. D'entraîner avec eux des mères, des familles de soldats, qui préfèrent croire que leur fils n'est pas mort pour rien ».
Ce périple des intériorités élève les motifs et les assignations. Écrit à peine hier et aujourd'hui, « La nuit au pas » est l'architecture de notre monde. C'est elle seule qui a le dernier mot. Ce livre est une insigne individuelle. Isabelle Cornaz conte ses expériences et les dentelles d'une nostalgie. Les habitus et son affection pour la ville d'avant. Un autre livre, son double engagé et crucial, de Kevin Lambert, « Que notre joie demeure ». Écrire l'inaccessible retour et laissez les myriades de souvenirs franchir une ville, celle d'avant, comme un jeune enfant qui apprend à marcher, la nuit au pas.
Le triomphe de la parole.
Publié par les majeures Éditions La Baconnière.
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Journaliste et longtemps correspondante pour la télévision Suisse Romande en Russie, plus précisément à Moscou, Isabelle Cornaz signe un livre qui permet d'élargir la palette des ouvrages en lien avec la guerre qui fait rage en Ukraine. Il y a le pamphlet sans concession de Iegor Gran (Z comme Zombie, P.O.L. 2022), l'essai de la traductrice Luba Jurgenson (quand nous nous sommes réveillés, Verdier 2023), plus mesuré mais pas moins critique, voici donc La Nuit au pas (La Baconnière, 31 août 2023), un livre aux confins des genres, un peu autobiographique, proche parfois de l'essai, déployant son vague à l'âme à coup de fragments - prodigue de sa sensibilité aussi. Si la guerre est discrète – quoiqu'omniprésente -, dans ce petit livre à haute teneur poétique, c'est parce que l'autrice est tiraillée par son intérêt et sa connaissance de la Russie en général et plus particulièrement par son amour pour Moscou, une ville où elle ne pourra plus se rendre pendant longtemps, vraisemblablement. Comme cette jeune activiste – nous apprend Isabelle Cornaz – qui, mesurant le danger d'afficher une position pro-ukrainienne ou du moins hostile au conflit, fond régulièrement en larmes dans le métro pour tenter de réveiller les esprits - une sorte de détresse affichée comme tentative de résistance -, l'autrice de cette Nuit au pas « résiste » à sa façon en réveillant ses souvenirs : ses recherches sur les Datchas notamment mais aussi sur les « villes secrètes », longtemps absentes des cartes ; elle cite pêle-mêle Pasternak et Alexievitch ; nous parle de son enfance mais aussi de Iochkar-Ola, cette ville chimère où son gouverneur a construit des répliques du Palais des Doges ou de maisons flamandes, détournant l'argent publique, avant de se retrouver en prison où il écrit des poèmes. La Nuit au pas est, vous le constaterez vite, d'une grande richesse en miniatures, c'est un livre d'une beauté intranquille, qui se lit, lentement, à la lumière d'une bougie, dans le silence.
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« J'ai commencé ce texte en me questionnant sur mon rapport à la ville, sur le désir et la difficulté de la saisir, d'en décrire les pulsions et les motifs – et je l'ai terminé avec le sentiment d'un territoire sombrant, s'autodétruisant au point de se dissoudre. Je crois que c'est aussi un livre, plus généralement, sur le rapport à l'espace, à la mémoire et à la disparition. » Isabelle Cornaz
L'approche des auteurs russes dans une troupe de théâtre amateur, l'amour de la poésie chez beaucoup de russes et la volonté d'apprendre une nouvelle langue, conduisent Isabelle Cornaz à devenir employée à l'ambassade de Suisse en Russie, puis correspondante radio pour le compte de la Radiotélévision Suisse.
Dans ce premier récit elle esquisse, par petites touches, le portrait de Moscou et d'autres villes de Russie. Non pas comme un récit de voyage, mais avec des fragments de souvenirs personnels, mêlés à des faits historiques.
On découvre les cours intérieures, les graffitis rapidement recouverts,
Les datchas des Moscovites : « c'est comme un autre moi, je pense autrement, je respire autrement »
« La datcha est un lieu du rien, tout y devient possible »
Les villes secrètes de Russie, dont les habitants protestent quand elles redeviennent ouvertes car qui dit enfermement dans de telles villes dit privilèges ;
Le monde des interdits : « après tout, nous n'avions peut-être pas le droit d'entrer dans cette salle vide. »
Un monde où, ne sachant rien, on raconte….. des « on dit que….. »
Mais « avec les ans, Moscou est devenu sucrée »
Le pouvoir, autoritaire, occidentalise l'espace urbain pour se masquer.
« La pollution lumineuses laisse derrière elle une nuit laiteuse, maladivement poudrée, passée à l'eau de javel ; la ville est gagnée par le silence et par la peur. »
Ce récit aborde aussi la tromperie, le leurre, l'arbitraire des autorités face aux citoyens.
« … Pour moi, le détail était aussi une manière de m'opposer à une vision de grandeur de la ville, une ville balisée et accaparée par le pouvoir. »
"La nuit au pas" aborde de manière subtile et délicate la perte des souvenirs, des proches et des lieux connus. Et si la réflexion était déjà présente depuis quelques années dans l'esprit d'Isabelle Cornaz, elle prend un sens encore plus douloureux avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie. "Moscou peut-elle survivre moralement à la guerre?",
La « Nuit au pas » est un livre d'atmosphères, composé de souvenirs, de choses vues et entendues. Il dit comment un lieu s'immisce au plus profond de soi. Ce qu'en dit l'histoire officielle ou ce qui ne se raconte pas : l'ordinaire,
Perte et nostalgie
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Livre très court. Livre d'ambiances, recueil d'instants, témoignage brut et engagé, glissement de la vie vers la terrifiante et apparente propreté, souvenirs et aperçus, quelques citations toutes pertinentes... Ces fragments trop bien choisis ont ravivé chez moi beaucoup de souvenirs personnels!
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critiques presse (1)
LeFigaro
07 septembre 2023
De Moscou, cette journaliste suisse nous dit le parc Gorki, les cours intérieures et les terrains vagues, avec au loin, les échos de la guerre en Ukraine.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (16) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
J'ai aimé profondément une ville – Moscou – qui a changé avec le temps, une partie de ce que j'aimais a disparu. J'ai commencé un récit dans lequel elle serait l'héroïne, un essai sur ses motifs réels ou fantasmés, ses trous et l’immensité du pays tout autour. Ce territoire est devenu un corps de rumeurs et de fossiles marins, un corps d’amours et de souvenirs, un corps d'une insoutenable violence.

Si ce n'était pour la peinture de pluie
Les recettes à la fraise
Le soleil transparent
Si ce n'était
Les caresses égrenées
Ces métros de chaleur
Ces nuits emplies de plomb

Si ce n’était pour l’air chaud la poussière
La vie des chats qui lèchent la lumière
Les autoroutes assombries de sommeil
Cette richesse clinquante

Si ce n’était
Ces feuilles vertes mordorées
J'aurais repeint la rue
Tout serait argenté
Un Moscou froid et tendre
Comme un petit glaçon.

1.
Je me souviens d’un jour, enfant, où nous avions pêché tant de poissons qu’il avait fallu en remettre quelques-uns à l’eau. Il y avait un quota à ne pas dépasser, pour les pêcheurs amateurs.
Mon père avait un petit bateau. Nous coupions le moteur au milieu du lac et tout s’arrêtait : le vent, les nausées, le froid.
Nous plongions. Une journée de serviettes, de roseaux, de cailloux.
Les moucherons se cognaient contre nos yeux, nos lèvres, quand nous remontions le soir, à vélo, à travers la forêt noire et humide.
La forêt, au mois de mai, était remplie d’ail des ours.
Nous voulions toujours plus de poissons.
*
La légende court que les enfants conçus sous une aurore boréale seraient plus heureux. Ou qu’il y aurait plus de chance que ce soient des garçons. Dans la région de Mourmansk, dans le Grand Nord russe, au-delà du cercle polaire, les touristes chinois chassent les aurores boréales. Parfois, ils doivent patienter plusieurs jours pour en voir une. À cause du réchauffement climatique, le ciel est moins souvent dégagé, les aurores boréales se font rares. Les touristes deviennent nerveux.
Les guides leur proposent de chanter, de s’embrasser, pour provoquer l’arrivée des rayonnements lumineux dans le ciel noir.
*
J’ai pensé à Moscou comme à un détail, une fleur.
Celles, en plastique, des tables des cantines. Les violettes sauvages des trains de banlieue, de retour des datchas. Un bouquet disproportionné dans une rame de métro, éclipsant le visage des autres passagers. L’amoncellement de fleurs à la mémoire de l’opposant Boris Nemtsov, plaie à vif au-dessus de la rivière, mémorial citoyen inlassablement arraché par les autorités, inlassablement reconstruit.
Les œillets des parades. Des enterrements. Les roses du 8 mars qu’on vous offre dans les magasins parce que vous êtes une femme. Les bouquets achetés dans la nuit, dans une boutique en sous-sol, dans une chambre froide. Ces petits kiosques à fleurs, luisant dans un carrefour englouti par la nuit, désormais supprimés. Le maire de la ville ne les aimait pas. Les roses fraîches sur les plaques commémoratives des poètes.
Peu après le début de l’invasion russe en Ukraine, ce ruban, autour d’une fleur pour le soldat inconnu, où il est écrit : « Nos ancêtres ne se sont pas battus pour ça ».
*
Les soldats russes ont volé et ramené d’Ukraine des parfums et des vêtements, des enceintes Bluetooth, de la nourriture, des trottinettes, des matelas, du vin, des machines à laver, des tracteurs agricoles. Des téléphones, des cannes à pêche, des jouets cassés.
*
Des platebandes de pissenlits chauffent au soleil de la fin de l’été. Les cours cachées de Moscou s’emboîtent les unes dans les autres, comme une ville infinie.
C’est ici que se trouve le cœur de la ville. À bien y regarder, des artères apparaissent, la ville se révèle et la carte s’enfonce. Des capillaires d’été gonflés de sang.
C’est là que la ville devient lisible. Il faut zoomer le plus possible sur les cartes digitales pour voir cette partie de la ville qui sinon nous échappe, n’apparaît tout simplement pas.
*
L’été aura disparu d’un seul coup. L’automne et le printemps sont des saisons friables. Trop rapidement, elles tombent du côté des soirées glacées ou de journées de canicule. Ces arbres transparents d’avril chargés de lumière, leurs branches nues qui ont séché, qui n’ont plus de neige mais pas encore de feuilles, on les range encore, dans l’empressement, du côté de l’hiver. Au mois de septembre aussi, le jour peut déjà basculer. La vue se brouille, il fait gris-blanc, la teneur de la ville s’échappe.
*
De rares fois, la justice russe a condamné des militaires pour avoir dépouillé des morts.
Sur le site de l’accident de l’avion qui transportait le président polonais au-dessus de Smolensk, il y a quelques années, un soldat russe a volé les cartes bancaires d’un des passagers, décédé.
Sur une petite feuille de carton, le soldat a trouvé les mots de passe des cartes de crédit du défunt, dans son portefeuille. Avec trois complices, ils ont dépensé l’argent volé dans un café.
*
La première fois que j’ai découvert Moscou, c’était à travers le double vitrage bruni d’une tour d’hôtel vétuste, au mois de février. Je ne voyais rien. Sur la place en contrebas, au pied du ministère des Affaires étrangères, à la sortie d’un passage souterrain, un petit groupe de communistes manifestait. Leur drapeau rouge tranchait avec la ville avalée par le blanc.
En russe, il y a ce mot : nepogoda, l’intempérie. Littéralement, cela signifie le non-temps, ne-pogoda. Le temps est si mauvais, qu’il n’est pas. Gardons le mot temps pour quand il fera beau.
Le soleil sera doux, pas brûlant.

2.
Pour aller à la datcha, me dit Tania, nous avons traversé à pied la rivière gelée. Notre chat marchait devant nous, et nous, instinctivement, nous le suivions. Nous étions en file indienne. La couche de glace était très fine. Ma mère croit, encore aujourd’hui, que le chat nous a sauvés.
*
Dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine, à cause d’un dégel précoce, les tanks russes ont dû rouler sur des routes asphaltées, en longs convois, ce qui les a rendus plus vulnérables.
*
Dans la baie de l’Amour, à Vladivostok, sur le gel immaculé, il y a tant de personnes qui viennent en voiture pour pêcher que des embouteillages se forment. Elles arrivent dès l’aube, dans l’obscurité.
En janvier 2020, trente voitures ont coulé, la glace a cédé.
Lorsque le gel commence à fondre, au printemps, le pêcheur, qui a fait un trou dans la glace et s’est assis sur une petite chaise pendant toute la journée, ne veut pas s’en aller, car c’est quand la glace commence à s’effriter que les poissons sont les plus accessibles, réellement à portée de main.
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Au parc Gorki, la transformation a commencé il y a une dizaine d’années avec la rénovation des toilettes historiques, l'aménagement d’une berge pour les danses de salon au bord de la rivière, un premier distributeur automatique de graines pour Oiseaux.
Puis la machine s’est emballée. L'ombre des arbres a été grignotée par la musique incessante des terrasses, les pédalos et le ping-pong, la pétanque, la patinoire, le cinéma en plein air, la semaine créative. Les festivals de sculptures de glace en hiver et gonflables en été, les carrousels, les sessions de yoga, l'observatoire des astres, les fontaines en musique. Le musée sur l’histoire du parc. L'audioguide sur l’histoire du parc. Le kiosque à souvenirs. La Nike Box, le volley-ball de plage, les duels littéraires, les conférences de nuit, le flower tour en bus électrique, le centre d'art contemporain, sis au milieu du parc, connu à la ronde pour ses gâteaux. Le sapin de Noël digital, qui s’illumine d’un fond au choix, après avoir scanné un petit QR code.
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L'horreur de la guerre n'est pas perceptible, mais des êtres humains sont capables de la mettre en œuvre. De la promouvoir, de la désirer. De renoncer, sciemment, à tous les garde-fous. D'entraîner avec eux des mères, des familles de soldats, qui préfèrent croire que leur fils n'est pas mort pour rien. p. 72
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Une partie des habitants a décidé de ne plus s’informer, ne pas savoir ce qu'il se passe de l’autre côté de la frontière, où des gens tuent et se font tuer. Tout semble inextricablement compliqué, on ne sait pas qui dit vrai, la géopolitique est quelque chose de si sale, s'y aventurer tient de la naïveté, de la bêtise, de la folie, ils tentent de se convaincre que des pans entiers de la vie — noirs, sombres — peuvent disparaître si on cesse d'y penser.
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J’ai pensé à Moscou comme à un détail, une fleur.
Celles, en plastique, des tables des cantines. Les violettes sauvage des trains de banlieue, de retour des datchas. Un bouquet disproportionné dans une rame de métro, éclipsant le visage des autres passagers. L’amoncellement de fleurs à la mémoire de l’opposant Boris Nemtsov, plaie à vif au-dessus de la rivière, mémorial citoyen inlassablement arraché par les autorités, inlassablement reconstruit.
Les œillets des parades, des enterrements. Les roses du 8 mars qu’on vous offre dans les magasins, parce que vous êtes une femme. Les bouquets achetés dans la nuit, dans une boutique en sous-sol, dans une chambre froide. Ces petits kiosques à fleurs, luisant dans un carrefour englouti par la nuit, désormais supprimés. Le maire de la ville ne les aimait pas. Les roses fraiches sur les plaques commémoratives des poètes.
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