La « biographe ordinaire » est un beau roman romanesque. L'héroïne se construit durant les cinquante années du récit qui traverse notre époque et différents pays. Ses racines sont multiples et son parcours bouleversé ; elle cherche, tisse, croise les liens entre ses différentes origines, cherche en elle-même les traces souhaitées ou redoutées de sa parentèle et au fil d'expériences, d'erreurs, de trahisons, elle parviendra à un certain apaisement. Et se construit ainsi le tableau d'une famille et de personnages attachants.
L'écriture est belle, poétique et rythmée. de Mayotte à la Réunion, ou à l'Afrique de l'ouest, racines de l'héroïne et de sa famille, la géographie est dessinée, le paysage, l'environnement, la nature, sont partout présents, vivants autour de nous : couleurs, parfums, arbres, plantes et animaux, on vit au coeur du paysage. le roman est situé au sein de l'histoire contemporaine précise des lieux traversés ce qui ajoute aussi de l'intérêt à la lecture.
Une histoire qui serpente et rebondit, c'est un très beau livre.
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La jeune fille, elle, regardait les tantes âgées, toutes ratatinées dans leurs fauteuils, le visage calme. Elles étaient les seules à l'avoir choyée, à avoir cherché des occasions de lui faire plaisir comme Anaruby imaginait qu'on le faisait dans les familles classiques. La brise remuait les feuilles de bananiers qui caressaient la balustrade de la varangue, les palmes des cocotiers bruissaient avec un son métallique un peu plus loin. Des femmes poussaient des cris aigus dans la brousse, se faisant passer des messages d'une colline à l'autre. Par moments survenait l'odeur des feux domestiques échappée des maisons du village. Des nuages fantastiques se formaient en bout de journée, au-dessus de la barrière de corail, à des kilomètres du rivage. L'immense lagon....Tante Grosse et tante Petite le regardaient sans réellement le voir. Elles arrivaient au terme de leur vie. Elles n'étaient jamais retournées en Inde, le pays natal, de l'autre côté de cet horizon qu'elles contemplaient si paisiblement toutes ces années. On ne prononçait jamais leurs vrais prénoms : Anu et Maya, et l'on pouvait se demander comment elles avaient pu se laisser infliger de tels surnoms, depuis si longtemps.
La grande forêt ivoirienne subéquatoriale, les esprits qui la saturaient, les peuples auxquels parlaient ces esprits, les sortilèges, les féticheurs-ces hommes-orchestres du monde invisible-et chaque être soumis à la dimension nébuleuse de forces insaisissables, à la transmission coutumière des croyances qu’elles généraientt, tout ceci se reflétait dans les grandes lagunes au sud du pays.
Il n’était pas encore venu le temps de se détourner de la magie de leurs eaux obscures, réservoirs de l’irréel comme de la nourriture des divers peuples de leurs rivages.
Les pêcheurs et les sorciers féticheurs se partageaient ces espaces : l’eau, le rivage, l’âme humaine.
Les lagunes étaient les voies fluides où circulaient de jour les pirogues, hors-bord, pinasses et grands navires, de nuit toute l’humeur surnaturelle des traditions de ce pays.
Apparaissaient parfois au nord, sur des kilomètres de leurs grèves, le profil immédiatement reconnaissable de la forêt humide, aux arbres gigantesques dont tant avaient été abattus au cours des dernières années. Un reste de palissade spontanée de géants encore vivants, de lianes, devancée de kapokiers aux racines en contreforts monumentaux. Tout cela et beaucoup plus sans doute, bien que dévoré peu à peu par l’industrie forestière, malgré la puissance de ses esprits protecteurs, se reflétait toujours dans la lagune Ebrié lorsque Anaruby était venue vivre dans ce pays.