Te souviens-tu, mon ami, de cette conversation que nous avons eue un jour, dans cette même chambre ? Tu m’as dit – le dirais-tu encore aujourd’hui, Conrad ? — que le bonheur de la terre te suffisait, que tu ne désirais que les joies de la famille et, plus tard, la célébrité. Hors de là, déclarais-tu, il n’y avait rien… rien que rêve et chimère… Moi, j’avais d’autres aspirations, j’avais soif de beauté, de perfection, d’idéal en un mot. Cet idéal, je l’ai cherché sur la terre… j’ai cru le trouver d’abord dans la nature, dans les arts, puis dans ma chère Marcelina. Mais si noble, si élevée qu’elle fût, ce n’était encore qu’une créature, et une créature qui m’a manqué un jour. Alors, Conrad, j’ai vu qu’il n’y avait rien de vrai, de beau, de bien, que celui qui nous a faits, et qu’en Lui se trouve le parfait bonheur…
Les blessures fréquentes infligées au cœur aimant et fier d’Anita par la dédaigneuse indifférence de ses parents étaient pansées avec tendresse par ces femmes d’élite, et, grâce à elles, Anita s’était épanouie au moral comme au physique, rose charmante et embaumée. Mais, à rencontre de ses sœurs végétales, elle souffrait cruellement des épines qui l’entouraient. Dès son retour quotidien à la maison Handen, elle sentait s’appesantir sur elle une froideur hostile et ne rencontrait qu’indifférence et mépris. A maintes reprises, la colère était montée en elle et elle s’était sentie prête à haïr. Il avait fallu l’influence toute-puissante de la religion pour endiguer ces sentiments tumultueux. Aujourd’hui, elle leur pardonnait à tous…
Anita possédait une vive intelligence et un ardent amour du travail, et l’étude avait toujours été pour elle sans fatigue et sans ennui. Mais ce cœur d’enfant, brisé par le chagrin, ne trouvant pas autour de lui la tendresse dont il était avide, ce pauvre cœur fut long à revenir de son engourdissement, à reprendre intérêt à ces études commencées sous la tendre direction du père bien-aimé…
— Vraiment, c’est là votre sentiment ? Vous ne croyez pas que la félicité complète puisse se trouver dans l’amour humain, que ce soit l’amour conjugal ou l’amour maternel ?
— ... Vous venez de prononcer le mot d’amour humain. Eh bien ! par cela même, vous l’avez condamné, car qui dit humain dit mortel. Alors, que vous restera-t-il ?… Et les trahisons, les mensonges, l’oubli…
A mon avis, il doit exister dans cette chose si admirable et si complexe qui s’appelle le cœur humain… Oui, l’union absolue de deux cœurs, ne serait-ce pas là le bonheur, la vérité ?