Dans d'autres domaines, en revanche, le statut privilégié du cheval semble avoir découragé ou détourné de lui les tentatives de connaissance objective. Cela est particulièrement vrai dès qu'il s'agit, non plus de l'animal lui-même, mais des hommes qui l'entourent. Alors que l'on sait tout ou presque du cheval, on ne connaît à peu près rien de ses éleveurs et de ses utilisateurs. Cette situation est d'autant plus absurde que le cheval, en tant qu'animal domestique, n'a d'existence que par les hommes qui le produisent et qui l'utilisent, et que l'histoire du premier est inséparable de celle des seconds, du moins depuis que ceux-ci ont fait leur apparition il y a une centaine de millénaires.
Situation absurde, disions-nous, mais pas inexplicable. En matière d'histoire du cheval, par exemple, il existe deux littératures étrangères l'une à l'autre, et qui s'ignorent: celle des professionnels du cheval et celle des historiens de métier. Même lorsqu'ils sont cultivés, les premiers ignorent généralement tout des exigences de la critique des sources et des problématiques anthropologiques qui animent la recherche historique digne de ce nom. Leurs travaux ne font donc, la plupart du temps, que colporter et renforcer, par une parodie de documentation, la vulgate équestre, lisse et convenue, indifférente au contexte social et culturel, et encombrée de bons sentiments hippophiles et de stéréotypes flatteurs pour les "hommes de cheval". Ce constat s'impose avec plus d'évidence encore pour les ouvrages qui abordent les époques anciennes ou les sociétés extra-européennes, tant la réalité s'y trouve déformée par les préjugés modernistes (ou passéistes, selon les cas) et par les simplifications d'un exotisme de pacotille. C'est pourtant cette littérature qui trône en devanture des librairies, rares il est vrai, que fréquente la gent cavalière – mais ce paradoxe, lui aussi, s'explique : mieux vaut, pour le succès des livres, ne pas trop déranger le lecteur.
Retracer l'histoire du cheval et de l'homme, c'est donc repérer des évolutions dans le temps le plus long et des diffusions dans l'espace le plus large. C'est donc solliciter une grande variété de données. En effet, la plupart des sources écrites - manuscrits orientaux mais aussi textes occidentaux antérieurs aux traités des grands écuyers classiques et aux règlements de cavalerie militaire - se montrent plus prolixes sur le cheval lui-même, notamment sur la description de son extérieur, que sur les manières de le harnacher, de l'atteler, de le monter. On se trouve donc en présence d'une littérature sur le cheval beaucoup plus hippologique qu'hippique ou qu'équestre.
En premier lieu, il y a belle lurette que l'étude du cheval ne fait plus partie des priorités scientifiques: maintenant habitués à voir le cheval être relégué, dans leur propre société, à des fonctions d'apparat ou de loisir, les chercheurs paraissent avoir oublié que cet animal a joué - joue encore dans de nombreuses régions du monde un rôle déterminant dans les activités de production, pour le transport des personnes et des biens, pour la guerre.
Samedi 31 octobre 2009
Rencontre avec Jean-Pierre Digard : « du sauvage au familier : la domestication de l'animal » dans le cadre du banquet d'automne 2009 intitulé "L'Homme et l'animal"
Jean-Pierre Digard est anthropologue. Dernier ouvrage paru : L'Homme et les animaux domestiques : anthropologie d'une passion, éd. Fayard, 2009