Des juifs du Ghetto de Varsovie qui décident de mourir les armes à la main plutôt qu'en attendant passivement leurs bourreaux, en passant par les suffragistes anglaises qui importent le Jujitsu pour riposter aux violentes attaques de la police, et au Black Panther Party qui se démarquait du Mouvement pacifiste des droits civils conduit par le Pasteur Luther King,
Elsa Dorlin écrit une philosophie de la violence au service des opprimé-es.
Dans ses premiers chapitres, l'ouvrage est une histoire du droit de
se défendre à travers les âges, de qui peut porter une arme, un peu à la manière de Camus dans L'homme révolté, histoire de la révolte, ou de
Surveiller et punir, histoire du châtiment par
Michel Foucault. Sont typiquement exclu-es du droit de
se défendre, les esclaves, les femmes, deux catégories qui ont un propriétaire, qui ne s'appartiennent pas, et les colonisés renvoyés à des moeurs sauvages, violentes, et qu'il convient donc de civiliser, et de se protéger. le droit de porter une arme et de
se défendre individuellement, privilège des hommes et des propriétaires pour défendre leurs biens, sera progressivement codifié dans le droit, allant des personnes privées à la puissance publique des états et des démocraties. Juridiquement, la justice deviendra un droit régalien des états qui, seuls, détiendront le monopole de la violence. A l'exception toutefois des "vigilants", résiduellement tolérés aux Etats-Unis, séquelle historique d'un état ségrégationniste où les afro-américains paient un lourd tribut en terme de morts violentes, et aussi du deuxième amendement de leur constitution qui permet à tout citoyen de s'armer. La figure du justicier reste très prégnante dans la culture étatsunienne (vigilantisme).
Les chapitres 6 et 7 sont particulièrement ardus sur les sujets de l'intersectionnalité, de l'anticapitalisme et du racialisme assignant à résidence, ils opposent féministes noires et féministes blanches, querelle malheureusement actuelle, malgré une vive critique par l'autrice des "safe spaces" qui ne seraient pas si "safe".
C'est au chapitre 8 que le cas des femmes est abordé de façon substantielle avec l'étude du cas Bella, l'héroïne de
Dirty Week-end, roman d'
Helen Zahavi paru en 1991 en Grande-Bretagne, et aussitôt ridiculement mis à l'index par la censure anglaise. Les censeurs n'ont, en effet, pas apprécié le constat des multiples agressions, de la plus vénielle à la plus grave, que subissent les femmes dans l'espace public et chez elles, constat que fait très bien Bella. Ni qu'elle introduise dans cette insécurité permanente sa "puissance d'agir" en trucidant les importuns, contrant ainsi les représentations victimisantes communément admises, qui vont de pair avec des stratégies politiques de recours à la protection de l'état dont on voit ce qu'elles donnent : plaintes pour coups, agressions et viols rarement prises en compte par la justice, non traitées, voire refusées, femmes laissées sans protection face à l'agresseur intime, victimes accusées d'imprudence, voire victimisation de l'agresseur, dans ces inversions dont les patriarcaux ont le secret, etc.
La norme dominante est la féminité vulnérable : scopophilie, voyeurisme sadique, érotisation des femmes sans défense et de leurs corps blessés ou de leurs cadavres outragés qui plombent aussi le cinéma, les séries et la littérature noire. Les insupportables et incessantes campagnes de dénonciation des violences faites aux femmes en sont les témoins. En montrant des femmes à terre, couvertes de bleus, levant en signe de seule défense une main ensanglantée en premier plan, elles sont un tribut offert aux agresseurs en situation de puissance, capables de battre, blesser et tuer, et elles humilient les victimes toujours montrées dans l'impuissance, alors que les corps des agresseurs eux, restent hors champ. Elles montrent, selon
Elsa Dorlin, les failles d'un féminisme qui n'a pas construit pour toutes une communauté dans laquelle puiser une "rage auto-protectrice", d'être, non pas en sécurité, mais en capacité d'élever sa puissance. Autrement dit, l'autodéfense en réponse aux agressions ne constitue pas ou plus une option politique pour le féminisme. Leur stratégie politique est le recours aux aides financières et à la protection de l'état à l'évidence patriarcal, dont on sait ce qu'elles donnent. le nombre de tuées semble incompressible.
Tout en reconnaissant d'un coup d'oeil les fragiles, les abîmées, celles qu'ils pourront attaquer, les dominants sont ignorants des autres, précise
Elsa Dorlin. Ils sont engagés dans des postures cognitives qui leur épargnent de voir les autres, là où les gens du care, les femmes, les racisé-es, vivant en hétéronomie, catégories sociales cantonnées aux soins, elles/eux, sont engagés dans la considération et l'observation fine de l'objet de leurs attentions et soins dans le but de survivre. Un jour, il faudra sortir les couteaux comme énonçait, pour les mêmes raisons,
Christiane Rochefort. Un ouvrage empowering à mettre entre toutes les mains.