Cet opuscule d'historien spécialisé emboîte les perspectives sur trois niveaux. Il y a d'abord la réédition du contenu de la "journée d'études" du 9 juin 1983, centrée sur une conférence de Daniel Cordier ayant pour thème "
Jean Moulin et la genèse du CNR". Les anciens résistants conviés à réagir ne sont pas tous heureux d'entendre exposer un imbroglio politico-fumeux ayant pour enjeu central la représentativité de la résistance intérieure et du porte-drapeau gaulliste aux yeux des américains récemment débarqués en Afrique du Nord. L'un d'entre eux -
Eugène Claudius-Petit - réagit successivement en s'offusquant de l'emploi du terme "bricolage" pour qualifier l'action des résistants puis, en fin de séance, nuance de lui-même l'utilité des actions accomplies et la fiabilité de la mémoire, s'exclamant : "(...) je supplie les historiens de nous aider à voir clair, en sachant à l'avance que tout cela est d'un intérêt relatif..." Au deuxième niveau, qui précède cette réédition, l'auteur retrace l'historiographie de la Résistance pour y situer l'irruption de Daniel Cordier lors de cette conférence de 1983. On revit ainsi la déconfiture de 1977 où
Henri Frenay proclame aux "Dossiers de l'écran" le cryptocommunisme de
Jean Moulin et renvoie son ancien secrétaire à son modeste statut d'intendant ; la rage de ce dernier à chercher des preuves écrites du contraire, l'accumulation des années et des pages d'écriture, la production d'une déclaration d'allégeance de Frenay à la révolution nationale de Pétain, et plus largement un souci d'authenticité décapante exprimé avec une verve se donnant libre cours : "(...) En 1944-45, j'avais quitté quelques radeaux misérables qui étaient les mouvements résistants, quasiment en perdition dans la tempête de la guerre. Et puis, quarante ans après, ce soir-là, dans le studio, il y avait une espèce de bateau de guerre, un cuirassé, symbole de la Résistance, où il ne manquait ni un canot ni une bouée de sauvetage. Stupéfaction !". Ce rappel du "moment Cordier" se double, et c'est le troisième niveau, d'une critique de la critique, distillant les piques sur le mythe Cordier et ses privilèges : l'exclusivité de certaines archives, l'adoubement par des historiens patentés, la condescendance manifestée à son égard et refusée aux obscurs thésards dont l'auteur faisait partie, l'étrange rôle de grand inquisiteur endossé lors de la mise en cause des époux Aubrac, la primauté abusive conférée aux documents écrits sur les témoignages, contredite par Cordier lui-même dans un ouvrage hybride comme "
Alias Caracalla", ou à travers certains partis-pris, certaines répliques. Comme celle-ci, cinglante, adressée le 9 juin 1983 à
Henri Noguères, résistant et co-auteur d'une histoire de la Résistance ayant fait date, qui disait n'avoir pas reconnu
Jean Moulin dans son exposé : "j'espère ne pas choquer quelqu'un qui n'a pas connu
Jean Moulin, en lui disant que je ne suis pas étonné qu'il ne l'ait pas, ce matin, reconnu". Flagrant délit d'incohérence, selon monsieur Douzou : le témoignage personnel redeviendrait-il déterminant ? La critique de la critique s'avère donc véritablement de troisième niveau, malgré sa prétention scientifique. Qu'importe ! A l'auteur comme à nous-mêmes, c'est l'occasion une dernière fois de dire merci à... Monsieur Cordier.