Louis Salavin, petit employé de bureau, veut laisser de lui une trace sur terre. Après s'être essayé à diverses activités, il décide de devenir un saint et trace dans son journal ses tentatives, ses espoirs, ses échecs.
Mais qu'est-ce que la sainteté ; comment être saint sans nuire à l'accessibilité à la sainteté de l'autre ? Prendre en charge les douleurs d'autrui, c'est le priver de toute tentative d'acceptation de ces douleurs !
Cette nouvelle lecture ne m'a pas apporté la joie que j'avais éprouvé lors de la première qui faisait elle-même suite à la diffusion d'un téléfilm emballant et magnifiquement interprété.
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30 Juillet. – Au troisième étage, de l’autre côté de la rue, dans l’hôtel neuf, loge depuis quelque temps un homme qui m’intéresse beaucoup. J’ai , sur sa chambre, un coup d’œil plongeant. Le soir, j’éteins ma lampe, je m’assieds dans le fauteuil crapaud, ce qui est une façon de ne pas le voir, ce fauteuil, puisque je n’ai pu m’en défaire, et, pendant de longues minutes, parfois des heures, je regarde l’inconnu de l’hôtel. Sa fenêtre est ouverte, à cause l’extrême chaleur. Il n’a pas même l’air de soupçonner qu’on peut le voir.
Les premiers jours , je l’observais négligemment. Je me passionne à ce jeu. L’inconnu se tient, le plus souvent, assis devant une petite table, comme moi-même. Il écrit, sur des calepins, remue toutes sortes de petits papiers, ou bien lit, un stylographe aux doigts. De temps à autre, il recule son fauteuil, allonge les jambes et s’étire en soupirant. La nuit est si calme que j’entends l’homme soupirer. Ah ! voilà qu’il enlève ses chaussures. Il soulève doucement le bout de ses chaussettes, ce qui repose le pied. Il se remet à lire. Il baille.
C’est un homme seul. Du moins il se croit seul. Peut-il imaginer que, là-haut, immobile comme une araignée à l’affut, un autre homme seul épie, dans l’ombre de la mansarde ? je ne suis pas très sûr de ne pas faire une chose coupable. Il me semble que je viole un secret terrible.
L’inconnu baille encore. Il se passe la main sur le front. De minute en minute, il glisse un index distrait dans son pantalon et se gratte. Un homme seul, que c’est triste ! Comme il est immobile ! Il dort ? Non, il doit rêvasser. Ah ! Il se met les doigts dans le nez. Il se lève. Il boit un verre d’eau
Je ne devrais pas rester là. Ce n’est plus de l’indiscrétion, c’est un crime de lèse-humanité.
Voilà qu’il se lève. Il se tord les doigts. Il remonte vers le fond de la chambre et disparait aux trois-quarts : je ne vois plus que ses jambes. Oh ! oh ! Il vient d’éteindre la lumière.
Que fait-il ? je frissonne d’une sorte d’horreur. Et j’éprouve un infini soulagement. En éteignant sa lumière, il m’a délivré, désenchainer. Je vais mettre mes paperasses en ordre et me coucher. Je fermerais ma fenêtre. Il n’y a de solitude que dans la mort.
Pendant plusieurs semaines, je me suis trouvé si recru, si démoralisé que je faisais semblant de ne pas vivre, pour n’être point tenté de me détruire. Petit à petit, le calme est revenu. L’oubli suivra ; c’est ce qu’il y a de plus terrible. Je reprends mon journal et j’écris, pour ne pas oublier. J’ai fait, de ma personne, un examen général sans indulgence ; car, si je manque d’indulgence pour les autres, j’en manque aussi pour moi-même. Que cette justice dérisoire me soit, en secret, rendue. Je suis faible et lâche. Voilà. Me délivrer en me tuant serait trop simple et trop beau. Je suis faible et lâche pour l’éternité. Je ne crois pas à l’immortalité de l’âme et, pourtant, je suis faible, lâche, triste pour l’éternité, car la tristesse et la lâcheté ne sont pas que de Salavin, elles sont de l’éternité. Elles me survivront, comme le feraient mes vertus, si j’en avais. Je n’ai pas mérité cela, pas plus qu’Alexandre et César ne méritaient leur courage et leur gloire. Je n’ai pas mérité ce lot. Si je ne me suis pas tué, pendant le mois de septembre, c’est parce que ma mort ne suffirait pas à tuer toute la lâcheté du monde, l’éternelle lâcheté, l’éternelle tristesse du monde.
L’automne est venu. Je vis encore. Chose affreuse, je me suis repris à espérer. Déjà ma pensée, comme un chien, trotte en reniflant sur une autre piste.
Il y a, sur la toilette, un petit miroir fêlé. Je l’ai retourné contre le mur. Je n’aime ni mon visage, ni mon âme, ni mon destin, et, pourtant, si je m’interroge avec franchise, je sens bien que je ne voudrais changer d’essence avec personne. Je ne connais pas d’homme qui voudrait changer vraiment et totalement d’essence avec qui que ce soit. D’un autre, on aimerait les dents, le teint, les traits, la prestance, le savoir, la fortune. Pas la racine, pas l’être profond, par cette chose qui est le moi, se moi que l’on préfère, malgré tout, même en le haïssant.
Ce que je pensais de la solitude, hier soir, est absurde. La solitude est partout. Quand je marche dans la rue, s’il arrive, par hasard, que le rythme de mon pas s’accorde au rythme d’une autre personne qui va dans le même sens que moi, l’un de nous, tout aussitôt, fait en sorte que cet accord sois rompu, en pressant ou en ralentissant l’allure. C’est comme une amère politesse. Mille pardons ! Chacun chez soi, chacun dans son trou.
Le mot « nous » me dégoûte : il sert à tout. Il me prostitue à n’importe quelle société. Cerbelot et moi, c’est encore « nous ». Je rêve d’un mot plus chaste, qui ne me servirait que pour ceux que j’aime et pour moi.
Je suis sain de corps, du moins cette minute. Je suis également sain d’esprit. Je n’aurai pas la témérité sacrilège d’écrire que je n’aime personne. J’invoque ici les noms vénérés de ma mère, de ma femme, et tant d’être, de choses, de souvenirs. Du moins je ne suis pas en état de crise. Calme pur. Equilibre. Sérénité. Cette vacance parfaite, qui m’eût alarmé jadis, me semble, ce soir, favorable à l’accomplissement de mon dessein.
Première partie de la conférence sur Georges Duhamel donnée le 25 mai 2016 à l'Institut Henri Poincaré à l'occasion du Festival Quartier du Livre (Paris 5ème) par Philippe Castro.