Le jardin de bêtes sauvages, c'est le Jardin des plantes (et sa ménagerie) près duquel sont maintenant installés les Pasquier. C'est essentiellement de la crise d'adolescence de Laurent dont il est question dans ce tome. Il est déchiré entre son idéal de pureté et la réalité que lui met sous les yeux son père, bien loin d'être le héros qu'enfant il vénérait. Les caractères de ses frères et soeurs se précisent aussi et Duhamel sait les rendre vivants. Au-delà de cette peinture intime de la famille, c'est un aperçu de la petite bourgeoisie parisienne de la fin du XIXe siècle que Duhamel donne à voir et de ses valeurs qui, plus de cent ans plus tard, ne manquent pas de nous scandaliser…
L'écriture est toujours aussi agréable alternant descriptions des lieux et des caractères avec des dialogues très vivants.
J'ai bien hâte de poursuivre la lecture de cette chronique.
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Connais-tu Severini ? Non. Tant pis et même tant mieux. C'était un ami de ma mère. Nous sommes fâchés maintenant. Un homme de génie, Laurent. Un chimiste. Il a découvert deux ou trois corps qu'on ne connaissait pas avant lui. Il a chambardé toutes les industries, inventé des engrais, des procédés pour conserver la viande, pour fabriquer le pain, et même pour soigner le cancer. Enfin, des merveilles ! Un bienfaiteur de l'humanité, quoi ! Eh bien, Laurent, figure-toi que Severini martyrisait ses gosses. Il a divorcé trois fois. Il débauche toutes ses bonnes. Il a quatre ou cinq enfants naturels. Il est avare. Enfin, odieux. Ma mère le déteste. D'ailleurs on s'est fâché.
Je t'ouvre la porte du temple et tu es encore assez godiche pour demander ce que la musique veut dire ! Et que veut-elle dire, monsieur le nigaud ? Des bêtises, peut-être ? « L'instant où nous naissons est un pas vers la mort. » On m'a fait apprendre tout ça dans vos écoles. Ou des choses fameuses pour jeunes personnes sentimentales... « L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. » Pas possible ! Mais, Laurent, Laurent, quand elle te donne, ta mère, tes petits pois ou du pain blanc, est-ce pour te dire que l'homme est un dieu tombé ? Non, Laurent, non, c'est pour te nourrir pour faire la chair de ton corps et de ton âme.
Toi, Laurent, tu es ce qu'on appelle un garçon sentimental. Je n'y vois pas d'inconvénient. C'est ta qualité comme ça. Mais je te répète qu'à ton âge, j'avais tout vu, tout compris. Tu fais du latin, du grec. Tu dis que ça développe la faculté d'analyse. C'est possible, c'est bien possible. N'empêche que tu n'est pas observateur. Mme Hemmer ! Tu ne savais pas Mme Hemmer ? Une histoire qui crevait les yeux. Ca prouve que tu n'est pas observateur. Tu veux devenir un savant. Ce n'est pas plus bête qu'autre chose. N'empêche que tu devrais commencer par comprendre ce qui se passe autour de toi.
- Ne faites donc pas le malin. Vous n'avez rien à y gagner. Si vous aviez payé vos dettes, nous ne serions pas chez vous.
- Pas de morale, Monsieur, répondit Papa. Si nous n'existions pas, nous autres, les mauvais payeurs, les pauvres gens, vous claqueriez du bec, vous et votre séquelle ; vous n'auriez rien à faire au monde. Nous sommes votre raison d'être, nous sommes votre gagne-pain. Vous devriez nous bénir, nous saluer à pieds baissés.
- S'il faut des latinistes pour faire ce que je veux faire, eh bien, j'en achèterai. Les savants de ton espèce, on les achète, comme les autres, comme le reste, et on les fait travailler comme les autres, comme des employés, comme des domestiques, et puis, quoi... comme tout le monde. Et voilà : j'en achèterai.
- Avec tes deux cents francs ?
- Ils auront fait des petits.
Première partie de la conférence sur Georges Duhamel donnée le 25 mai 2016 à l'Institut Henri Poincaré à l'occasion du Festival Quartier du Livre (Paris 5ème) par Philippe Castro.