«
La rivière pourquoi », ce livre de l'américain
David James Duncan, écrit en 1983, possède, vous en conviendrez, un titre énigmatique…qui n'est que le reflet d'un récit original, libre dans sa forme, drôle dans son ton, voire franchement caustique par moment. Profondément tendre. Un livre sur la pêche pourtant, ce qui pourrait rebuter plus d'un lecteur, mais, publié aux formidables éditions
Monsieur Toussaint Louverture, ça change tout…ça signifie immédiatement une singularité, une richesse, une découverte. Ça signifie souvent un beau livre objet, et c'est bien le cas ici avec sa couverture vert canard aux stries aquatiques ondulantes, avec son papier recyclé souple qu'on ouvre en grand sans hésitation pour plonger dedans, ce papier fort et souple « lui permettant de ferrer les mots pour les approcher de nos rivages, leur beauté encore intacte ».
Un vrai plaisir de lecture, tel un moment de sérénité au bord d'une rive, allongé dans l'herbe tendre à regarder les nuages passer, tous différents dans leurs formes et leur consistance, les anecdotes drôles laissant place à des réflexions philosophiques profondes, les statistiques aux listes, les controverses aux extraits de livre, les blagues les plus farfelues aux constats des dégâts écologiques de la surpêche et de la destruction des cours d'eau…les chapitres s'égrènent ainsi, variant les plaisirs, nous faisant tour à tour sourire, rire, réfléchir.
Le ciel cotonneux
tisse une lumière fibreuse
où mes pensées paissent
allongée sur l'herbe tendre
les lèvres à hauteur de trèfles
Petit intermède poétique tant ce livre est poésie…enfin essentiellement poésie halieutique et envolée lyrique riparienne : « Un grand héron bleu tournoya au-dessus de moi, cornant comme une vieille limousine volante à la transmission asthmatique. Pourtant, le ciel et ses habitants n'étaient rien pour moi : mon regard ne s'intéressait qu'à l'eau. A bord d'un canoë, on ne se contente pas de descendre une rivière : on en fait partie, on devient une créature aquatique silencieuse qui réagit à chaque accélération, à chaque modification du courant, et qui glisse comme un doigt sur un corps nu et vert. Et comme on ne fait pas de bruit, on voit le cerf s'abreuver, les castors travailler, les petits rats musqués et les canards bavards, tout ce qu'on ne voit presque jamais en se baladant le long des berges ».
Alors,
La rivière, pourquoi ? Pourquoi cet hommage à la pêche en rivière, un livre entier consacré à cette passion qui se veut ici quête de sens, méditation, odyssée spirituelle… ?
La rivière parce qu'elle est berceau : notre narrateur, Gus, est enfant de deux mordus de pêches, il a même été conçu sur les bords d'une rive suite à une violente rixe liée à la façon de pêcher (une scène haute en couleurs). Étonnants personnages que ces parents, qui ne cessent de parler pêche, et surtout de se quereller à propos de la pêche, le papa Henning Orviston surnommé H2O étant spécialiste de la pêche à la mouche et la maman étant une fervente de la pêche avec appâts. Depuis tout petit il baigne dedans au point de sceller son destin à la pêche :
« Des années avant de pouvoir l'exprimer par les mots, je savais que mon destin me conduirait vers des eaux dormantes, des eaux tumultueuses, des eaux bleues, vertes, boueuses, claires ou salées. Dès le début j'avais l'esprit et le coeur si pleins de l'élément liquide que presque tout le reste sur la surface bulbeuse de la terre m'apparaissait comme insignifiant, importun, juste bon à me faire perdre mon temps ».
Et cette présence de la pêche va définitivement le marquer et le façonner :
« A cause de la pêche, mes camarades de classe me voyaient comme un illuminé. A cause de la pêche, je suis devenu aussi silencieux qu'un balbuzard, aussi timide qu'une truite, et j'ai vite appris à me glisser à travers les mailles du système scolaire comme la rivière glisse autour des rochers, des embâcles et des digues qui entravent son voyage vers la mer ».
La rivière parce qu'elle est obsession : La seule obsession de Gus est la pêche, matin, midi et soir sans parler de tout ce que cela implique en termes de temps à consacrer aussi à la fabrication de mouches et de cannes. La pêche est tout et résume le monde. C'est lui qui mord à l'hameçon, ferré à sa passion au point de négliger ses études et l'entretien minimum de son être et de son abri comme en atteste ses listes de programme d'une journée idéale.
La rivière parce qu'elle est quête de sens et destinée : Lorsque Gus décide de quitter le cocon familial du fait de l'ambiance électrique entre ses parents, il s'installe dans une cabane de pêcheur au bord d'une rive idyllique. le jeune homme, totalement isolée, va connaitre et endurer la pire des solitudes, expérience philosophique menée dans une ascèse aquatique rigoureuse, durant laquelle Gus va partir à la pêche de son destin. On le voit osciller entre désespoir et euphorie, questionnements existentiels et tentatives de réponses, une prise après l'autre, il nous entraîne dans sa quête du cours d'eau parfait, celui qui répondra à toutes ses questions. On le voit être débordé et dégouté par sa passion puis y revenir avec plus de sagesse et de poésie. Réconcilié avec ce qu'il est et ce qu'il aime. La rivière et son cheminement, parfois en lacets tortueux, voire en forme de point d'interrogation, avant d'être fleuve puis de s'abandonner dans l'océan telles nos destinées.
« J'ai pêché dans ma tête et dans mon coeur, à la recherche d'un peu de sagesse ou de consolation au sujet de la mort (…) Mon art de la pêche s'était fracassé sur les écueils de l'incompréhension. J'étais largué ».
La rivière parce qu'elle est élément d'intelligence naturelle, cette intelligence qui se développe grâce à une relation silencieuse ou à peine formulée, intime, avec les éléments, les arbres, les insectes, les oiseaux, les fleurs, les cours d'eau, les montagnes, cette intelligence qui émerge à mesure que le naturel se plonge dans son habitat, cette intelligence qui est instinct, comme ce que Thoreau a pu développer au bord de son étang. Cette intelligence que n'ont pas tous ceux qui convoitent la chair, la viande, les minerais, les arbres, les fourrures et les dollars, avec ingratitude et avec suffisance. Cette intelligence aussi qui permet de considérer avec bienveillance et richesse ce petit frère à l'imagination si fertile, si différent du reste de la famille. La rivière nettoie les pensées rigides, purifie le regard.
« le plus haut degré de cette intelligence, on le trouve surtout, je crois, là où la terre, l'air, l'eau et le feu ont été le moins viciés par les hommes et les machines. Dans le désert et les broussailles de l'est de l'Oregon, le long de n'importe quelle rivière ».
La rivière enfin parce que les rivières ont toujours fasciné
David James Duncan, né à Portland dans l'Oregon en 1952. Ce roman d'apprentissage, qui apporte dès sa publication une immense renommée à son auteur, est une véritable quête philosophique abordée sous un angle original, frais et tendre. J'ai très souvent ri, les personnages sont haut en couleur et sous la plume de l'auteur ils sont tellement habités par leurs passions, leurs humeurs qu'ils en deviennent touchant d'humanité. J'ai été ferrée par ce livre, ont coulé sur moi en pluie fine, parfois en cascade, les plus limpides des réflexions humanistes…