Le pavé. Gourmand. Il est additif,
Ellroy, mais avec ce pavé-là, c'est un peu comme la mousse au chocolat à volonté au resto, t'en veux encore ? sers-toi, fais-toi péter le ventre, il y en a des tonnes.
J'ai plongé, donc.
1958-1963. le sénateur Kennedy, "Jack" pour les intimes, et son quasi-jumeau Bobby, en route pour la présidence. La guerre de Bobby contre le crime, les mille jours de règne de JFK, jusqu'au 22 novembre 1963 où il fut assassiné. Cinq ans, au coeur de la CIA, du FBI, de la Mafia italienne, des Cubains anti-castristes, du KKK.
Ellroy ne parle pas du Vietnam où les affaires ont démarré, mais en sous-main… Par contre, il évoque en quelques phrases la guerre d'Algérie. le saviez-vous ? JFK était très tenté d'y mettre son nez, un peu pour faire chier
De Gaulle mais aussi pour aider les indépendantistes à regagner leur liberté, trouvant que les Français se débrouillaient assez mal. Son entourage lui a déconseillé de s'en mêler, il y avait assez de boulot comme ça et il risquait d'y laisser des plumes - bon mais ça n'est pas dans le bouquin.
Nous voila en route du Sénat à la Maison Blanche en passant par Cuba, et pour nous tenir la main, quatre personnages. Ont-ils existé, sous un autre nom ?
Ellroy décide de laisser cette question sans réponse, libre à chacun de se faire sa cuisine. Voici donc les figures relativement inoubliables du pavé ellroyen : Pete Bondurand le Québecois, Kemper Boyd le sudiste monté à la capitale, Ward Littell l'obscur et Lenny Sands. Les autres, on les connait : le clan Kennedy chapeauté par Joe le père, Sam Giancana le pote de Sinatra, Jimmy Hoffa du Syndicat des Camionneurs, une lichette de Marilyn-la-coquine, la bande des anti-castristes, sans oublier l'infernal Hoover. Et un
Howard Hugues croqué avec délice par
Ellroy, mais dont je ne vois pas trop l'utilité dans l'histoire.
C'est tricoté en beauté. le boulot. Les documents présenté existent et on peut les consulter, dit
Ellroy, qui a passé des mois à recueillir les infos pour construire son synopsis avant de passer à l'écriture même. C'est sec comme du coup de trique, ça balance à tout va, le langage est savoureux de vulgarité efficace. On a affaire à des intelligences vives, de la brutalité fatale (il aime trop ça, ces notes sadiques, ça a même fini par me rendre parano moi-même, vu que notre époque aussi pèse lourd dans les actes sadiques), et un lot d'abrutis patentés. Quelques beaux portraits de femmes, aussi. C'est du riche.
Bon, pour l'assassinat de JFK, la théorie d'
Ellroy est qu'on a voulu punir Bobby.
Qui était détesté au-delà du réel par des gens relativement peu fréquentables et passablement puissants.
Je plussoie. Ca se tient. C'est vicieux à mort. C'est une vengeance implacable, d'une cruauté infinie.
Voyons ça.
Jack (JFK) ne déclenchait pas de haine viscérale, c'était un charmeur, léger. Il souffrait de son dos chaque jour, il bouffait de la vie tant qu'il pouvait pour niquer la douleur. Son ambition politique était surtout de satisfaire papa Joe : après la mort en 1945 de l'aîné, Joe Jr, qui collait si bien à la destinée présidentielle, eh ben il a gentiment repris le rôle, sans y croire totalement. Son charme surpuissant a fait le game, sur la rou-ou-te fleuri-i-e qui s'envole vers le bonheur de la Maison-Blanche. Ce charme a pu faire des déçus, ceux et celles qui y croyaient, alors qu'il était simplement consommateur du présent, infidèle en tout (vide, dit,
Ellroy, et je ne suis pas d'accord). La déception peut rendre amer, l'amertume peut rendre violent…
Comme par exemple dans le groupe des anti-castristes sur-entrainés par la CIA, qui avaient prévu d'assaillir Cuba et de buter Castro - et se sont fait un peu massacrés lors de l'assaut dit de la Baie des Cochons. Parce que semble-t-il, JFK a hésité à lancer l'aviation pour les soutenir. Eh oui, s'il faisait ça, ça officialisait la guerre USA-Castro et il préférait éviter que ça devienne casus belli avec l'URSS. Là, l'amertume est réellement devenue violente, tout comme le sort des assaillants chopés par les troupes de Castro, un sort qui fait froid dans le dos. Pour la CIA, Jack est devenu un zozo mou du bout qui a fait mourir de vaillants combattants en les lâchant, et ils ne cachaient pas leur mépris pour cette tanche au beau brushing qui ne pensait qu'à s'envoyer en l'air.
De plus, derrière ces assaillants, il y avait la mafia italienne pour une bonne raison financière : les casinos et bordels qu'ils géraient à Cuba du temps de Batista rapportaient des fortunes - et Castro avait tout raflé et nationalisé.
Par ailleurs, à l'époque, on est encore pétri d'anticommunisme. Aussi bien côté FBI que côté CIA que côté mafia, Castro est devenu tout naturellement l'homme à abattre, et pour l'heure, le gars rigolait bien en faisant un gros doigt à la toute puissance américaine. La honte.
Voilà donc quelques raisons d'en vouloir à Jack the Prèz…
...
Mais mille fois moins que la ténacité de Bobby. A détruire le Milieu du crime, la mafia, les magouilles et ce, depuis des années, pas seulement à l'accession de Jack à la Maison Blanche. C'est un pur, Bobby, le plus catholique de tous, quasi-christique dans son destin. Méfiant, intelligent, dévoué à son frère, il se bat implacablement, limite aveuglément, contre le crime et la corruption.
Aveuglément.
Bobby semble ignorer que son propre père était le roi de la magouille. Qu'il a acheté des voix pour faire élire son fils, achetées, ces voix, aux pires ennemis de Bobby, les Giancana et Hoffa. Que sa fortune avait grossi avec son sens des affaires, certes, mais son sens de la combine aussi, comme un pur mafieux tendance irlandaise. En s'attaquant aux Giancana/Hoffa (et même Sinatra) qui ont permis la victoire de Jack, Bobby ne réalise pas à quel point il crée une sensation de trahison,
et dans le Milieu, la trahison, on n'y répond pas par une crise de larmes de femme délaissée, on y répond en tuant, torturant, brûlant, senza vergogna et sans état d'âme. Catho contre catho, chacun ses règles et dieu reconnaîtra les siens.
Aveuglément.
Bobby sait que Hoover est une "choute honteuse" (dixit
Ellroy), mais il semble ignorer que la mafia lui sert des jeunes garçons sur un plateau - il faut bien que le corps exulte… et que cette même mafia, maligne, photographie et filme tout ça, histoire de tenir
J. Edgar Hoover par les gesticules. D'autant plus que Hoover le gourmand, est sans pitié pour les homos qu'il pourchasse méchamment, tout pétri de sa honte. J. Edgar déclare donc officiellement avec un grand sourire innocent que quoi, la mafia ? Ah ah ah, la mafia n'existe pas, pure invention de faiblards ! Sous-titré : ne m'emmerde pas, Bobby, laisse-moi me régaler de chair fraiche procurée par mes amis italiens, arrêter de les embêter, je vais tout faire pour te contrer.
Bobby par contre, sait que Hoover a des tonnes de renseignements à dégainer sur les conduites sexuelles de son frère, ce qui peut nuire à l'image d'un président certes glamour, mais qui est censé être fiable.
Notons que du temps de la chasse aux sorcières (1950-1954), Hoover et son FBI travaillaient main dans la main avec le sénateur anticommuniste McCarthy. C'est sa passion, traquer, amasser des preuves, mettre sur écoute, il s'est régalé dans cette noble mission… Mais aussi, dans la chasse aux homos : McCarthy l'homo était homophobe, et a su s'entourer de Hoover (homo honteuse) et de l'avocat Roy Cohn (encore une grosse gourmande) pour aller débusquer "le mal" dans les administrations, ach comme ce monde est bizarre.. Bobby, après ses études de droit, a commencé par être l'assistant du traqueur de communistes paranoïaque. Mais en 1954 quand le procès contre McCarthy a eu lieu, Bobby, écoeuré par les pratiques de cet acharné, menteur, homophobe, sans scrupules et manifestement, con comme un balai, a témoigné contre lui. McCarthy a été destitué et mis sur la touche, il est mort trois ans après, seul, alcoolique et honni. Pour le gag : l'avocat Roy Cohn, jeune à l'époque et déjà pestinentiel, est devenu le conseiller de
Donald Trump tout du long de sa carrière, mort en 1986 il n'a pu voir son étalon accéder à la Maison-Blanche, mais il lui a tout appris. Bobby et Roy Cohn en étaient venus aux mains et c'est suite à ça que Bobby a démissionné de la commission McCarthy. Hoover avait eu tout le temps de jauger le bonhomme Bobby, relativement insaisissable, passionné par sa mission, intransigeant.
Bobby aussi avait eu le temps de voir agir Hoover. Il savait que Mr FBI les coinçait à cause des frasques de Jack, mais malgré ça, les deux frères avaient une sérieuse envie d'obliger Hoover à prendre sa retraite, peut-être au second mandat (Jack n'aurait sans doute pas eu de mal à se faire réélire en 1964). Hoover le savait. Et priver l'homme de son bébé à lui rien qu'à lui, le FBI, c'était pire que de le priver de son plateau de jeunes garçons fournis par la mafia… Insupportable.
Avec ça, les Frères Kennedy s'apprêtaient à faire passer des lois encadrant le vote des Noirs pour leur permettre de voter en bonne et due forme - ce que les suprémacistes du Sud s'amusaient à empêcher, la haine chevillée au corps. Les KKK, passablement ridiculisés dans le livre comme un troupeau d'abrutis, n'appréciaient guère qu'on ose les priver de leurs joujoux favoris (lynchage, pendaison, humiliations et croix brûlées).
Ellroy ne les inclut pas dans le club des ennemis de Bobby et Jack, trop bêtes, il leur fait même un petit sort, et c'est pô désagréable…
Pas plus qu'il n'inclut les va-t'en-guerre qui voulaient déclarer officiellement la guerre au Vietnam, alors que ce "mou du genou" de JFK freinait des quatre fers - il a fallu que ce soit Johnson, devenu président, qui déclara ouvertes les hostilités en 1964. Marchands d'armes et membres excités de l'Armée auraient ainsi pu faire partie du club… Mais finalement, il y avait assez de monde à vouer à Bobby (et Jack) une haine mortelle, ce n'est pas la peine d'en rajouter, comme dit Maxwell.
Je résume : aux élections de 1960 contre Nixon, Joe Kennedy a acheté la victoire de JFK à la mafia.
La mafia qui tient Hoover par les précieuses.
Hoover qui tient JFK par la quequette.
JFK qui trahit les anti-castristes et la mafia en intervenant mollement contre Castro.
JFK qui est méprisé par la CIA anticommuniste.
Bobby qui veut assainir le pays et s'acharne à démanteler la mafia.
La mafia protégée par Hoover.
Hoover qui déteste Bobby. Comme la mafia déteste Bobby.
Deux haines qui pèsent très lourd.
Tuer Jack pour punir Bobby, en lui faisant savoir que c'est de sa faute, c'est une vengeance terrible.
Mais l'année 63 n'occupe que peu de pages en final (fatalement !) du bouquin. Ravie que cette fin corresponde à ma certitude que Oswald était "le pigeon" et que les tirs sont venus de plusieurs directions, et de face. Qui a fait ça ? Je ne me prononce pas, ça intéressait trop de monde de dégommer les Kennedy. Juste, pas Oswald.
Oswald qui n'est pas cité, dans le livre. J'ai été gênée d'apprendre ça alors que je n'avais pas fini le roman, mais finalement, c'est extrêmement bien foutu. Et pourquoi que not'
Ellroy il ne cause pas de Lee Harvey O. ? Pour une raison littéraire : il a décidé que le livre de
Don Delillo,
Libra, était indépassable sur le sujet.
Libra signifiant "Balance", le signe du zodiaque qui était celui de Oswald. On est pô là pour se faire de l'ombre, il laisse donc Oswie à Don, et reste avec ses amis Kemper, Pete et les autres.
Il y a une petite fistouille, malgré tout (ou plusieurs, mais j'ai repéré celle-là). Un certain policier du nom de Tippit intervient, au milieu du livre vers 1960, pour jeter des tracts haineux d'un avion, avec son pote du KKK. Tippit, ça dit quelque chose à ma science kennedienne, voyons voyons… oui ! c'est bien lui ! Quarante-cinq minutes après le meurtre de Kennedy, Oswald, peut-être (les témoins divergent et a priori, il n'aurait pas eu le temps), est dans sa voiture, dans un quartier paisible de Dallas, assez loin du lieu de l'attentat. Un flic, du nom de Tippit, sort son petit carnet, et va lui parler. le conducteur (peut-être Oswald, donc) lui répond par la fenêtre ouverte de la voiture. Puis il sort, fait le tour, rejoint le policier, et le tue. Et s'enfuit. Tippit connaissait Jack Ruby (ouiii, celui qui a tué Oswald au tribunal), qui fournissait des prostiputes aux Cubains anti-castristes, dans le camps d'entrainement organisés par la CIA en Floride.
Soit c'est Oswald vraiment, qui, ayant compris qu'il était désigné pigeon, réalise qu'on veut le buter rapidement pour qu'il soit le parfait coupable. Mais 45mn après l'attentat, pas sûr qu'il ait envisagé tout ça, et puis sa logeuse l'a vu peu avant, il aurait manqué de temps pour aller de la Plaza (lieu du crime) à chez lui puis à ce quartier. Soit c'est un certain Roscoe White, un des trois gars de la CIA qui aurait tiré sur Kennedy, qui a contacté Tippit, lui a filé rencard, et discrétos, l'a abattu pour qu'il ne parle pas. Dans le livre, on retrouve Tippit en train de patrouiller, deux jours avant l'attentat, mais rien de plus. Bizarre,
James Ellroy. Ou alors, Tippit réapparait dans le livre suivant d'
Ellroy,
American Death Trip, qui commence… le 22 novembre 63 (et que j'ai commandé, je l'attends avec impatience !).
Mais on est loin du complot quand commence le livre en 1958. On voit ce beau monde (FBI Cubains CIA mafia, nos quatre héros- et les Kennedy) évoluer. Les routes se croisent, les alliances se forment, les corps tombent,
Ellroy tricote l'intrigue, les jeux de dupe, les sincérités, les intérêts.
Il ne critique pas tant que ça les frères Kennedy, ai-je lu. Connaissant sa dent dure, il aurait pu, mais pourquoi ne pas imaginer qu'il y avait du bon dans ces deux hommes-là ? Il se le permet. le charme de Jack nous le rend charmant. Vide ? C'est ce qu'
Ellroy dit du joli-coeur. Je dis plutôt que Jack jouait le jeu "imposé" par papa, celui du prétendant à la présidence, puis celui de président (il n'y a pas plus bandant que ce poste, lui fait dire Barb), mais que ce n'était pas sa vraie vie, qu'il jouait. Prenant l'affaire au sérieux quand même, avec ses sorties historiques, ses décisions culottées, il ne l'a pas joué roi fainéant, s'est investi, a ouvert un peu l'Amérique sur elle-même et les autres.
Ellroy nous le montre plein d'humour, aussi, et ça c'est irrésistible. Quant à Bobby, il ne le critique pas mais explique comment, petit à petit, par petites touches ou grandes claques, il monte une vague de haine contre lui qui lui sera fatale. Celui qui vivra portera ce poids-là. Tragédie grecque.
En lisant ce tricotage, je me suis rendue compte que les Kennedy étaient seuls. Ils faisaient leurs petites affaires entre eux. Mini-clan, eux deux. Plus vaste, le clan Kennedy. Pèpère Joe, vieillissant puis après son attaque, ne gérait plus grand chose, mais il avait tant fait avant, que sa place s'imposait dans leur destin. Par contre, ces organismes chargés de la gestion du pays (FBI, CIA, police, justice, armée, un état, quoi) étaient comme mis à part, pendant le court règne Kennedy. Il y avait les deux frères, et les autres, presque le petit personnel. Et eux aussi faisaient leurs petites histoires indépendamment des Kennedy. Parfois contre eux.
Ou alors c'est le point de vue d'
Ellroy, mais je ne crois pas. Les lonesone cowboys, de profil sur la couverture du livre (
Editions Rivages/Noir) avançaient en binôme dans cette étrange vie, brillante et tragique. Beaux. Plein de vie, offerts à la mort. Evidemment que ça marche, la saga Kennedy, avec de telles existences. Suis toujours sous leur charme, je ne m'en lasse pas.
Et puis l'écriture de ce gars pas aimable,
Ellroy. Il a osé s'y coller, il ne déçoit pas, c'est du grand art. L.A. confidentiel m'avait rendue dingue, accro comme jamais. Là, c'est plus sage, mais j'avais hâte d'être au soir pour continuer ma lecture - j'ai même commis un crime de lèse-majesté : deux fois, j'ai lu le livre pendant la journée. Pas le même charme que quand on est au lit au chaud dans le calme de la nuit, et qu'on retrouve tous ces hommes avant de s'adonner au sommeil.
Vite, qu'on me livre la suite, ce soir je vais être en manque !!! Nooon je n'en commencerai pas un autre. Je veux Bobby. J'attendrai.
Don Delillo attendra. C'est qu'Oswald n'a pas le même vortex de charme de Jack&Bob. Mais si ça a plu à sieur
Ellroy, ça me plaira sans doute !