Ellroy James – "
Perfidia" – Rivages/Noir, 2016 (ISBN 9782743637538) – 918p. – éd originale USA 2014
(Petit conseil technique AVANT de commencer la lecture de ce volumineux roman : la liste – indispensable – des personnages se trouve à la fin, pages 913-918 : on y trouve le nom et la fonction de chacun des protagonistes, ainsi que son éventuelle apparition dans les autres romans de l'auteur ; malheureusement, cette liste ne comporte pas les surnoms sous lesquels la plupart des personnages sont évoqués dans le récit, ce qui est fort regrettable.)
C'est là un roman dans la droite ligne des autres déjà publiés par
Ellroy : pas un seul personnage qui ne soit avili, glauque, pourri par l'alcool, les cigarettes, diverses drogues, et plus profondément par des vices plus rédhibitoires les uns que les autres (âmes sensibles, s'abstenir). Une fois de plus, la violence constitue la toile de fond si ce n'est le substrat même des relations entre les gens. Une fois de plus, cette violence est incarnée par la police elle-même, et plus spécifiquement ici – mais pas uniquement – par l'un des deux principaux policiers du récit (sergent Dudley Smith) qui tue au gré de ses envies (exemple p. 379), sans que personne n'y trouve à redire ; le responsable de la police mexicaine (Madrano) est du même accabit, nazi convaincu, faisant porter à ses troupes la sinistre tenue de la police du Duce Mussolini, semant la terreur et participant au trafic de main d'oeuvre miséreuse sous-payée ; sans oublier les chefs de gangs, qui font éliminer à gogo celles et ceux qui les gênent.
L'intrigue criminelle (le meurtre d'une famille japonaise, les Watanabe) n'est pas l'objet central du roman : elle est chaotique, souvent reléguée à l'arrière-plan, diluée dans bien d'autres intrigues plus vastes, et est tellement tirée par les cheveux qu'elle ne saurait constituer l'ossature d'un roman aussi long.
Le thème central, plus substantiel, tourne autour du profit que les vautours opportunistes tirent de la spoliation des biens la communauté japonaise.
Mais l'objet fondamental de ce roman – comme des précédents – est et reste un tableau au vitriol de la société états-unisienne de l'époque, ici mise en scène.
En effet, le roman se déroule en 1941, au moment de l'attaque de Pearl Harbour par les troupes impériales japonaises. A cette époque tout comme aujourd'hui, d'importantes colonies japonaises vivent tout le long des côtes du Pacifique des deux Amériques, et tel est le cas à Los Angeles. Comme tous les gouvernements alors en guerre (voir le sort que Staline réserva aux Allemands de la Volga), celui des États-Unis orchestre parmi la population une véritable campagne de peur de "la cinquième colonne", attisant la haine envers la minorité d'origine japonaise (mais aussi celle d'origine allemande).
Selon
Ellroy, la police participe au pillage des biens de ces immigrés qui vont être regroupés dans des camps d'internement, leurs avoirs étant alors mis sous séquestre : sans jamais l'énoncer clairement, il formule ainsi un parallèle avec le pillage des biens juifs dans tous les territoires occupés par les nazis.
L'auteur met en scène les multiples racismes à l'oeuvre dans la société états-unisienne de cette époque. En raison de l'état de guerre, l'hostilité des "américains blancs" envers les immigrants japonais devient virulente, et se mêle à celle des chinois : le personnage du policier-savant Hideo Ashida, fidèle aux États-Unis, incarne une bonne part de ces conflits autant culturels que raciaux (exemple p. 908).
C'est loin d'être le seul clivage. Il y a aussi les clandestins mexicains, réduits en quasi esclavage aussi bien par les blancs que par les propriétaires japonais ou les chinois ; la communauté noire semble encore plus bas dans cette échelle, tout en étant temporairement "éclipsée" par la haine "du jap". La communauté juive est salement représentée par Saul Lesnik ou encore Ben Siegel.
A l'intérieur même de la communauté blanche, les gens de culture catholique (le plus souvent Irlandais) se heurtent à ceux de tradition protestante (assimilés aux anglais, donc persécuteurs des Irlandais – voir p. 738 "Les Irlandais ont allumé des feux pour guider les avions de la Luftwaffe partis bombarder Londres").
La communauté allemande est également visée, certains de ses éléments soutenant activement le nazisme, surtout après la croisade organisée par Lindberg.
Page 799 : "Bette est américaine. Lui, Dudley, appartient à la racaille des immigrants. Bette, protestante, est née en Amérique. Lui, il vient de la populace papiste".
L'affrontement politique est rejeté aux marges du récit par
Ellroy, qui tient à montrer que, se réclamant de la droite ou de la gauche, de n'importe quel extrême de surcroît, toutes et tous tiennent finalement à profiter de la situation pour s'enrichir : nous sommes bien aux États-Unis, pays de l'argent-roi :
"La Gauche hautaine et la Droite belliqueuse. Une grandiose alliance de profiteurs de guerre [...] Il (i.e. Ashida) a découvert la véritable cinquième colonne. Ce n'est pas ce que tout le monde croit." (p. 828)...
La gent féminine est peu représentée directement, même si une bonne partie du récit est assurée par le truchement d'un "journal" tenu par Kay Lake : cela sert surtout à relater les agissements des deux principaux protagonistes masculins, à travers une vue sensée être féminine, qui s'avère finalement peu convaincante. de surcroît, les rares personnages féminins détaillés sont soit impliqués dans un scénario fort peu crédible de film d'agitation "de gauche" qui échouera, soit dans les rôles de starlettes de Hollywood couchaillant au fil des opportunités avec les décideurs de la ville.
Le bataillon des figures féminines anonymes comprend les prostituées ou "les japonaises" elles aussi raflées - tout comme leurs époux. Les vedettes tant masculines que féminines de Hollywood sont fréquemment citées (ex p. 499) et certaines interviennent même directement dans le récit (
Bette Davis).
En marge, l'auteur fait défiler des figures de l'exil européen :
Kurt Weill, Lotte Lenya, Vladimir Horowitz (p. 328-329), Rachmaninoff (pp. 332, 738),
Fritz Lang (p. 659). Sont égalemet évoqués Georges Gerschwin, Scott Fitzgerald ou encore Sacco et Vanzetti (p. 890).
Il mobilise également
Shakespeare (pp. 764-765) par le biais du sergent Dudley Smith, personnage le plus cynique, brutal et malhonnête du roman, mais ce n'est guère crédible.
Les ressorts profonds de ce récit sont bien la cupidité et la haine.
Pour conclure, je ne puis que répéter ce qui m'avait déjà choqué lors de la lecture d'autres romans de cet auteur, comme par exemple "L.A. confidential" (cf recension).
L'auteur se targue de reconstituer très fidèlement non seulement la langue mais aussi l'ambiance, le mode de vie, le fonctionnement policier, les bas quartiers du Los Angeles lors de l'entrée en guerre du Japon, fin 1941 (mais l'auteur est né en 1948), en se fondant non seulement sur sa propre connaissance mais aussi sur un travail documentaire titanesque, dont ce roman serait une preuve éclatante.
Si tel est bien le cas, si les agissements relatés dans ce récit sont vraiment très proches de la réalité, alors on ne peut qu'en conclure que la Californie de ces années-là était un pays profondément rongé par le racisme, la drogue, le banditisme, l'affairisme, la corruption et bien d'autres maux.
Plus généralement, les États-Unis apparaissent ici comme une société extrêmement violente, dans laquelle chacun s'arroge le droit d'abattre son voisin s'il se sent menacé ou tout simplement pris d'un coup de folie (serial killer).
Finalement, après avoir lu ce roman policier, on comprend mieux comment ce pays se croit autorisé à exporter la violence et la guerre dans le monde entier, puisque l'écrasante majorité de ses concitoyens semble convaincue de la vertu de la violence pour régler les problèmes complexes. Nous sommes très loin des comptines sirupeuses distillées par les studios de Hollywood ! Et c'est ce pays-là qui sert de modèle aux autres pays européens ainsi qu'à une large frange de la population mondiale, se vautrant dans une imitation simiesque aussi servile que ridicule.
Une lecture plutôt ardue, mais très intéressante.