Eeeeet me voilà de retour avec
James Ellroy, que j'avais délaissé depuis plusieurs années sans m'en rendre compte, en dehors de ma lecture du recueil de nouvelles et d'articles
Destination Morgue l'an dernier. J'ai travaillé sur
Ellroy pendant de nombreuses années à l'Université, et lorsque
Perfidia est sorti, j'avais besoin de faire une pause, je venais à peine d'avaler ses précédents mastodontes... Mon appréciation mitigée du roman
Underworld USA et celles de certains détracteurs de
Perfidia m'avaient également influencé. le principe même d'un nouveau Quatuor préquelle au Quatuor de Los Angeles et à la Trilogie
Underworld USA, où l'on retrouverait moult anciens personnages ellroyiens, mais dans le contexte de la seconde guerre mondiale, à Los Angeles, me semblait à la fois génial et casse-gueule : J'avais peur qu'en mettant à nouveau en scène des personnages dont on connaissait déjà le sort, réglé dans ses autres cycles, cela tue tout suspens et fasse de l'aventure une lecture moins passionnante... Je trouvais aussi que restreindre le décor à Los Angeles après s'être aventuré aux quatre coins des US et même du globe dans la trilogie
Underworld USA ne fasse effet de régression... J'avais tort, et voir l'Ellroyverse convoqué par l'auteur, qui multiplie les clins d'oeil et allusions au devenir de ses personnages, en plus de les asseoir dans un contexte tout nouveau, fut un vrai régal. Sur une bonne partie du roman, j'avais l'impression de me régaler autant que lors de ses sommets passés,
le Grand Nulle Part,
American Death Trip...
Perfidia est plus imparfait et je le rangerais davantage aux côtés de
L.A. Confidential ou
American Tabloid. Nous sommes en décembre 1941, Pearl Harbor va arriver, et avec cette attaque, une hystérie japanophobe qui va s'emparer du pays, conduisant à l'internement de toute la population nippone par les américains... En parallèle, une enquête sur le meurtre maquillé en suicide collectif de la famille Watanabe, une famille de japonais, essaie tant bien que mal d'avancer...
Il y a rien de moins que 4 protagonistes : Hideo Ashida, scientifique japonais du LAPD secrètement homosexuel (
secrètement amoureux du mythique Bucky Bleichert du Dahlia noir), qui est le seul japonais de L.A. et du LAPD, avec sa famille, à posséder une sorte de passe-droit (mais pour combien de temps ?), faisant en sorte de se révéler indispensable, indéchiffrable, et sachant manoeuvrer parmi le réseau tentaculaire des personnages d'
Ellroy. Son personnage sera sans doute récurrent tout au long de ce nouveau Quatuor, et l'on se fait d'avance une joie de lire la saga via son prisme. Il rejoint le podium des meilleurs personnages d'
Ellroy. Il y a ensuite Kay Lake, mythique femme fatale du Dahlia noir, dont on suit le journal. Ces passages sont les plus rébarbatifs du roman, et je rejoins tous ses détracteurs. le personnage est d'un nombrilisme qui finit par être insupportable, et sa voix ne ressemble que trop à celle d'
Ellroy en interview, comme cela peut parfois lui arriver, surtout avec les personnages féminins. Ce n'est pas pour rien qu'il a largement gommé sa présence du prochain opus,
La Tempête qui vient, que j'ai hâte de dévorer. Je subodore qu'il a eu vent de l'appréciation plus que mitigée de ses passages, à la fois des lecteurs et de son éditeur américain. Mais suivre Kay Lake en 1941, plusieurs années avant
le Dahlia noir, a tout de même son intérêt et son lot de surprises : Nous découvrons le début de ses relations avec Lee Blanchard et Bucky Bleichert, triangle que tous les lecteurs du Dahlia noir connaissent.
Ellroy ne s'arrête pas là, et la fait côtoyer des personnages que nous n'aurions jamais imaginés : Elle vit une passion torride avec
Scotty Bennett, flic atroce du roman Underworld USA, dont on assiste aux débuts dans le LAPD sous la houlette du légendaire Dudley Smith. Kay se retrouve également infiltrée dans le milieu communiste de par une mission qui lui est donnée par William H. Parker, futur capitaine du LAPD et 3e protagoniste du roman, ce qui lui donne l'occasion de rencontrer
toute la clique du Grand Nulle Part : Claire de Haven, Reynolds Loftis.... Jamais on n'aurait imaginé ces rencontres de personnages, et l'on se retrouve un peu comme un fan de Marvel face à
Ellroy qui crée de nouveaux liens entre tous ses protagonistes de ses différents romans auxquels on n'avait jamais pensé...
La perspicacité de Claire de Haven sur Hideo Ashida rappellera immanquablement la façon dont elle avait démasqué Danny Upshaw dans le Grand Nulle Part. le point de vue de Kay, qui fantasme sur tous les hommes du roman (Dudley, Parker et Ashida compris) réaffirme l'univers romantico-sexuel d'
Ellroy que l'on apprécie tant. William H. Parker ensuite, est un protagoniste assez motivant et réussi : On le voit lutter avec l'alcoolisme, se frotter aux huiles qui lui sont supérieures (
et l'on retrouve Preston Exley, père d'Ed Exley dans L.A. Confidential, magouilleur immobilier de premier ordre !!) qui hésitent encore à le nommer chef du LAPD. Il tentera de résoudre l'affaire Watanabe avec Ashida, de démasquer les magouilles immobilières qui la cachent, de vaincre son alcoolisme, de dompter ses fantasmes à la fois pour Kay et pour une certaine Joan Conville qui le hante et qui sera apparemment de la partie dans
La Tempête qui vient. Son personnage vertueux, qui s'oppose constamment à Dudley Smith, demeure étonnamment passionnant. Et enfin, 4e mais pas des moindres, Dudley Smith en personne... Un des personnages les plus mythiques de toute la geste ellroyienne, flic corrompu omniscient, omnipotent, démiurge de cette Los Angeles qui se vautre dans la fange, qui était présent dans
le Grand Nulle Part,
L.A. Confidential et
White Jazz...
Ellroy nous livre un quart du roman de son point de vue, et c'est un véritable régal, sans doute les meilleurs passages, avec l'enquête sur les Watanabe par Ashida, Parker ou Dudley lui-même. On voit pour la première fois Dudley magouiller de sa perspective, tirer constamment les ficelles, organiser des casses et autres règlements de compte qu'il va maquiller ensuite... Pour tout fan d'
Ellroy, c'est un vrai cadeau, un bonheur constant. Malgré tout, on découvre un Dudley vulnérable, amoureux de
Bette Davis, puis
de Claire de Haven, impensable (bien qu'à la réflexion, cela explique certaines scènes clés du Grand Nulle Part), avec une incroyable révélation digne d'un
Alexandre Dumas,
Ellroy en fait
le père du Dahlia noir, Elizabeth Short !!! L'on ne peut alors qu'imaginer que Dudley va vraiment basculer dans la folie psychopathe suite à la perte de sa fille, après ou en guise de ce dénouement de ce nouveau Quatuor...
Et les clins d'oeil ne s'arrêtent pas là. D'autres personnages mythiques d'
Ellroy sont présents parmi les secondaires.
Buzz Meeks (que Dudley dit vouloir tuer dans l'avenir, savoureux clin d'oeil pour le lecteur), les agents du FBI Ed Satterlee, et surtout, Ward Littell, un des plus beaux personnages d'Ellroy ! Également Huey et Ruth Mildred Cressmeyer, Pierce Patchett, une mention de J.C. Kafesjian. et pour l'historique, des apparitions de Joe Kennedy et de John Kennedy jeune.. Encore une fois, l'on a qu'une hâte, lire les tomes suivants, et rencontrer à nouveau tous ces personnages cultes, ainsi que d'autres qu'on espère revoir... (Pete
Bondurant ? Kemper Boyd ? Danny Upshaw ? Ed
Exley ? On y croit !!)
Ce que j'ai également particulièrement apprécié, et qui n'était pas forcément évident, est que ce nouveau Quatuor possède sa propre atmosphère, propre à l'époque dépeinte : On vit ainsi les blackouts hallucinants liés à la guerre (notamment lors d'un chapitre fameux où Ashida navigue en sous-marin dans une L.A. nocturne de mort), l'internement massif des japonais avec plusieurs descriptions là-dessus et l'assurance que cela va s'amplifier en 1942, donc dans le tome suivant...
Ellroy n'est pas non plus aussi strictement cantonné à Los Angeles qu'annoncé, et l'on déborde vers la frontière, Tijuana, comme il avait pu le faire avec
le Dahlia noir. Un nouvel antagoniste du nom de Carlos Madrano charrie avec lui tout un univers mexicain que l'on espère retrouver dans les tomes suivants. Les figures politiques de l'époque sont également là et on les découvre parfois : Fletcher Bowron, Fiorello de la Guardia,
Franklin Delano Roosevelt et Eleanor...
Ellroy a vraiment réussi son coup : Ce nouveau cycle est pour ses fans, des retrouvailles gigantesques avec toute sa galerie de personnages, déplacés dans un contexte qui lui est inhabituel et qu'il veut dénoncer, et c'est vraiment formidable de tous les retrouver. Avec évidemment comme risque que ce nouveau Quatuor soit totalement illisible pour qui n'a pas lu ses précédents romans, puisqu'il y a sans cesse des clins d'oeil sur les personnages suivis ou rencontrés.
Voilà. 910 pages de régalade, hormis quelques passages moins réussis avec Kay ou certains délires de Dudley, où en fait on reconnaît trop
Ellroy lui-même (les délires relatifs à la gent canine...). Mais globalement, j'étais en pleine extase : Je n'arrêtais pas de ronchonner depuis plusieurs années concernant
Ellroy, en ayant une idée fausse de ce nouveau Quatuor, me disant qu'il avait écrit ses meilleurs romans dans le passé et qu'il refaisait désormais la même chose en moins bien. Je me suis planté en beauté. Son style télégraphique-mitraillette m'a une nouvelle fois régalé, et je loue le talent de
Jean-Paul Gratias, qui visiblement va arrêter après la co-traduction oeuvrée sur
La Tempête qui vient. Évidemment, je vais lire un peu d'autres choses avant d'attaquer le tome suivant, mais je suis vraiment ému de m'être réconcilié avec un de mes auteurs préférés, en balayant ce qui n'était qu'idées reçues ayant la dent dure de ma part... Il devrait envoyer Dudley Smith me régler mon compte à coups de poing américain et de gants lestés de billes de plomb...