Annie Ernaux s'est glissée dans les contraintes de la collection Raconter la vie du Seuil (ici) et a donc produit 96 pages sur l'un des thèmes proposés : Les lieux producteurs ou expressions du social - espaces exemplaires d'un nouveau mode de vie, lieux révélateurs d'une crise sociale, lieux de flux, nouveaux lieux de travail...
Et quelle meilleure expression du social, que les supermarchés, ces lieux où presque tous, riches et pauvres, jeunes et vieux, se croisent au quotidien, entre plaisir et déplaisir, entre distraction et nécessité, pour assumer sans relâche cette tâche transmise depuis que l'homme est homme, assurer sa subsistance ?
Pendant un an,
Annie Ernaux a tenu le journal de ses visites au supermarché, non par des visites d'écrivain-témoin, mais bien en cliente acheteuse, liste et caddie en main. Observant les lieux, les faits, les gens, notant les réminiscences et les réflexions que cela lui apportait, comme l'aurait fait un
Georges Perec. Rien de rare, ici, donc, bien au contraire, rien que de l'ordinaire. La frénésie d'achat, le jeu avec nos désirs, la confrontation à l'autre dans une recherche qui mêle fuite et confrontation de la solitude, les enjeux du monde du travail et de la mondialisation, le sexisme et la ségrégation de la pauvreté, tout y est, dans un récit qui n'a que l'apparence de la légèreté et qui m'a donné une sensation de grande proximité avec l'auteur, que ses prises de conscience n'arrivent cependant pas à empêcher de participer à ce grand jeu de la consommation.
C'est un reflet absolument parfait de ce que l'on peut vivre soi-même en fréquentant un supermarché, mêlant amusement et lucidité. Rien de plus. Et tout est dans ce rien de plus. Trompé par la familiarité du sujet, on pourrait être, en lisant ce livre, un peu comme le naïf devant un Picasso qui dit, « J'aurais pu faire aussi bien ». Mais non, bien sûr, le lecteur accroché par cette prose à la fois sensible, curieuse et attentive, n'aurait certainement pas fait aussi bien.