Depuis
Rouge vive, paru en 2016 aux éditions al Manar, on sait qu'
Estelle Fenzy excelle dans « le conte-poème cruel et intense » où se jouent sur plusieurs générations des destins de femmes marquées au fer. Si, dans ce précédent recueil, l'auteur faisait référence à une célèbre chanson de
Nick Cave, ici, précise-t-elle, ce sont les albums du créateur de BD,
Didier Comès, et les photographies de l'explorateur ethnologue
Martin Gusinde qui ont nourri son imagination.
A-t-on besoin d'un nom pour « habiter sa peau » ? Quelles forces faut-il affronter pour renouer avec soi-même, « quitter ses ailes de mort pour des ailes de vie » et pouvoir tournoyer
sans peur au-dessus des gouffres ? Quel chemin accomplir avant d'accueillir « la force du chant venu de l'adret de la montagne » ? le récit, dont le décor est planté dès le premier poème, s'apparente à une quête d'identité suivie d'une renaissance (« je
me remets au monde ») : comment « une enfant aux yeux d'ardoise » se change-t-elle « en monstre avide », en « vierge de fer / et de sang ». Que s'est-il passé ? le retour en arrière de la deuxième partie « Les caves du monde » nous l'explique et effectivement « la dette est lourde dans la chair ». La « crue » de colère sera terrible, à hauteur du crime initial. Gare « aux lames d'acier » plantées dans les sabots du cheval. Nous voici emportés dans « l'enfer du noir / sous l'absolu du bleu », au milieu d'une terre sauvage, âpre et primitive, habitée « d'amers coeurs » où « le cordonnier serre ses lacets » et où « une goutte de sang perle au doigt de la couturière ». On raconte dans le pays beaucoup de choses sur cette enfant mi-ange, mi-oiseau de proie. Ne la dit-on pas sorcière, amie des bêtes et des plantes magiques ? N'a-t-elle pas été adoptée par le chaman aux pouvoirs extraordinaires ? Visionnaire, il paraît qu'elle sait « fendre la membrane / entre rêve et réalité »…
La langue toute personnelle d'
Estelle Fenzy, très visuelle, rythmes, formes et couleurs, se veut épurée, condensée comme si elle cherchait à exalter les forces en présence, à les magnifier sur un autel sacré. Chacun de ses mots résonne contre les flancs de la montagne tels les sabots de la cavalière lancée à l'assaut de la nuit. Malheurs, maléfices et autres diableries, son récit prend une couleur fantastique très marquée, avec un air de légende ancienne peuplée de fantômes, de visages farouches, d'imprécations et de mystère. Où et quand est-on réellement ? Où est-ce «
Par là » répété dans le poème ? Les majuscules élèvent les personnages, les sentiments et les lieux au rang de véritable épopée : « Aube la Rouge – Gouffre d'Aiguilles – l'Escorte des Chagrins – le Ciel du repos – la Nuit femelle – la Mort natale… ». On se croirait revenu à la sauvagerie du Chaos originel où tout s'engendrait en brûlure et question.
Les poèmes au déroulé chronologique, si on excepte le retour en arrière de la deuxième partie, mêlent plusieurs voix : celle de la narratrice avec l'usage classique de la troisième personne : « elle – lui – on », mais aussi, dans la simple continuité, celle du dialogue entre l'orpheline et le chaman. Dans la cinquième et dernière partie « Tête haute », alors que ce dernier a vieilli, qui sont véritablement ce « je » et ce « tu » dont il est question ? « On dirait que je te connais / on dirait miroir mon beau miroir / que tu es moi ». « Soleil cicatrice », la vie passe et lave les drames de l'enfance. Au bout du compte, « tout s'apprivoise » et « retourne à la terre ». Décidément, sous la plume inspirée d'
Estelle Fenzy, le conte-poème prend force de métamorphose et de renaissance.