39 ANNÉES POUR LA POSTÉRITÉ.
Lorsque l'étonnant et vivifiant dramaturge italien
Dario Fo - prix Nobel de littérature en 1997 -, grand admirateur, entres autres, de notre
Molière national, se lance enfin dans l'écriture d'un roman, cela fait déjà pas mal de temps qu'il a dépassé l'âge relativement précoce où son héroïne, l'impétueuse et dévorante
Lucrèce Borgia, rendit son âme à Dieu comme il était coutume de le dire, jadis. C'est cependant l'oeuvre d'un éternel jeune homme que cette personnalité du théâtre par ailleurs très engagée dans la vie publique et politique de son pays offrit à son public et aux lecteurs en cette année 2014. Il avait alors 88 ans, était, hélas, à l'aube de son tombé de rideau intime, mais capable de glorieux rugissements, de rires, d'une énergie vitale et d'une disposition à aimer - ses semblables, son pays, ses personnages - que bien des plus juvéniles que lui auraient pu lui envier.
Que découvrir alors à la lecture de cet étrange "roman" (puisque c'est ainsi que
Dario Fo a tenu à le désigner),
La fille du pape ?
En premier lieu, bien évidemment, des personnages historiques tellement hauts en couleurs, tellement à la limite de l'invraisemblable, dans cette Italie du tournant des XVème et XVIème siècles que s'ils n'étaient avérés par des montagnes de documents, d'archives, de portraits et de savantes études historiques, on pourrait presque douter de la véracité de leur existence. Prenons tout d'abord le père : Rodrigo Borgia. Originaire d'Espagne (il est né
Borja dans le royaume de Valence en
Aragon), il fut adopté par son oncle Alphonse de
Borja dont il était le neveu préféré au sein d'une parentèle très présente (sic !), le bientôt défunt pape Calixte III. Malgré l'inimitié (doux euphémisme en des temps où l'on perdait tout aussi rapidement qu'on dégaine un poignard ou que l'on verse un poison) que d'aucuns cardinaux plus "locaux" pouvaient porter à cette famille étrangère bien trop présente à tous les postes importants de la papauté (dont il ne faut pas oublier l'importance politique locale de l'époque à travers les Etats Pontificaux), tellement présente d'ailleurs que c'est pour cet éphémère Calixte et ses habitudes familiales protectrices (re-sic !) que fut créé le terme de "népotisme", et bien ce jouisseur impénitent mais rusé et très habile d'Alexandre va traverser plusieurs papautés sans encombre et à des postes de premier plan s'il vous plait ! Jusqu'à devenir, comme si c'était un plan de carrière évident, l'un des énièmes successeurs du "trône de St Pierre" qui en a bien vu d'autres, certes, mais à ce point, rarement. Reconnaissons tout de même que la papauté frise, en ces quelques décennies coincées entre le glorieux Quatrocento presque achevé et la future contre-réforme, le génie en matière d'amoralisme, lorsque ce n'est pas le crime qui s'impose comme formule la plus évidente à la résolution de tous les problèmes -, sous le nom d'Alexandre VI. Il n'a bien sûr pas oublié d'avoir une bonne dizaine d'enfants plus ou moins reconnus, parmi lesquels cette chère Lucrèce qui l'appellera en toute innocence Tonton - plus ou moins ainsi - avant qu'il finisse par lui apprendre la vérité à force de pseudo-papas de plus en plus difficilement remplaçables.
En second lieu, je demande le frère. Non, pas celui-ci : il sera assassiné sur ordre de ce terrible-là. Qui ? Mais César, bien évidemment : Aut Caesar aut nihil ! Telle sera sa devise, non sans un certain don pour manier l'ironie la plus... tranchante ! Ou César, ou rien... Certes, sa fin ne sera pas des plus heureuses mais c'est peu d'affirmer que l'histoire se souvient encore terriblement de lui. Des séries TV vantent même encore ses "exploits", et ce n'est pas dû qu'à la légende noire - celle qui a failli faire suffoquer notre héroïne : merci Totor ! -, ni même à cette reconnaissance incroyable d'un des maîtres à pensée la politique de ces sept cents dernières années, ce sacripant de Machiavel qui n'a jamais caché que le Prince qu'il évoque, c'est ce diable d'homme. "Diable", c'est à peine usurpé. Premier Cardinal de tous les temps à abandonner de son plein gré sa charge (confiée par papa le pape, faut-il le préciser ?), pour aller guerroyer, pour gouverner, pour tuer, assouvir son hubris, assumer son goût de la domination et du pouvoir. César dont il fut souvent dit qu'il était amoureux de sa soeur, "notre" Lucrèce, bien que toute relation strictement sexuelle incestueuse relève probablement du mythe, de cette fameuse "légende noire" incubée par le premier époux infortuné de notre héroïne - malheureux et contraint à la honte machiste radicale : s'accuser d'impuissance pour permettre le divorce. Sinon, la mort. Accidentelle, bien évidemment, comme celle du second mari ! -, mais que n'a-t-on dit, écrit, créé autour de ce personnage hors du commun, mort à seulement 31 ans, ayant presque tout perdu après avoir presque tout obtenu ?
Et puis... et puis, il y a Lucrèce ! La belle (sa beauté était proverbiale), la cultivée, l'intelligente, la subtile, la sulfureuse (?), l'intrigante (encore des "?") Lucrèce. Jouet de son père - tout pape qu'il était, c'était cependant la coutume de faire maritalement plaisir à papa pour quelque avantage diplomatique, pour approcher un parti intéressant, pour des promesses d'accroissement du pré carré -, jouet de son frère luciférien (l'ange damné était aussi le porteur de lumière), jaloux, intraitable, violent, passionnément amoureux (et jaloux) de sa soeur, du moins, c'est ce qu'il fut raconté, c'est ce que
Dario Fo ne méconnaît pas, bien qu'il lui donne moins d'ampleur romantique qu'il est désormais coutume d'attribuer à cette famille (et surtout un romantisme sanguinolent et méphitique), lui préférant une parole crue, brute, franche et souvent emplie de cette tendresse du créateur pour la créature (ré)inventée. Lucrèce, mariée malgré elle, divorcée par intérêt inverse. Amante puis heureuse épouse - c'est ce que prétend Dario - pour devenir la plus infortunée des veuves. Affrontant son troisième contrat comme une femme assumant ses responsabilités. Mieux : faisant payer au centuple une décision qui ne lui incombait pas, tout en mettant dans sa poche le futur beau-papa !
Tout cela est-il historiquement bien sérieux ? Possible que non (ou moderato cantabile) ! Mais Dario assume et ne s'en cache pas même si la méthode peut sembler a-scientifique (les références affichées sont clairement plus littéraires qu'historiographiques). À dire vrai, il est probable que Dario s'en fiche, et pas qu'un peu ! Car ce qu'il lui importe, ce n'est pas tant de produire une énième biographie de la fille Borgia, moins encore de dire la vérité avérée des faits - quels sont-ils vraiment, six cents ans plus tard ? - mais d'approcher au mieux, avec coeur et âme, la vérité qu'un homme de théâtre peut accorder à son public, ce que pu être cette personnalité complexe, cette femme dont le souvenir ne s'est toujours pas effacé, malgré les siècles, et tandis que l'époque fut toute dédiée au mâle, habituellement. Qu'elle le fut encore longtemps, cette femme maudite, par la volonté des hommes qui ne pouvaient admettre, jamais, qu'une fille puisse être leur égale !
Ainsi fait-il sans cesse parler, dialoguer les personnages que son histoire croise et creuse, sans y sembler. Il leur donne littéralement vie, et c'est là tout le génie de Dario Fo : nous faire admettre des mots, des dialogues, des emportements des échanges amoureux, des confidences, des interventions parfaitement inventées, scénarisées, spectaculaires et pourtant parfaitement crédibles. Nous donner à toucher au corps de ce délit historique, les mains dans le cambouis du réel. Faire de nous les témoins de ces vies passées mais tellement vivantes en son esprit élevé. Pour autant, on est très éloigné d'une quelconque mystique borgienne.
Dario Fo aime Lucrèce, comme il aime l'Italie de ce crépuscule quatrocentesque, avec toute sa déraison, avec sa folie meurtrière, avec sa maladie d'être trop humain, ces surmoi violents, impatients, bouffons, dans leur acception théâtrale. le théâtre, toujours, comme la seule possibilité féroce des existences, lorsqu'elles veulent briller, même si briller c'est aussi brûler d'enfer.
On lit, ici et là, que
Dario Fo voulu rétablir Lucrèce dans la violence qu'il lui fut faite en temps que femme. C'est très probable. On ajoute souvent qu'il dresse le portrait d'une victime... C'est une hypothèse. Mais a bien découvrir la Lucrèce qu'il présente, on est pourtant très éloigné de la faible femme subissant, presque sans aucun pouvoir, celui des hommes. Bien au contraire : Lucrèce est le portrait d'une femme au caractère fort, férue d'art et de poésie, sachant mener sa vie comme celle des hommes, connaissant intimement la position dans laquelle on veut la contraindre, et qui parvient, avec habileté et grâce, à renverser la vapeur. Et si les temps ne lui laissent pas toujours le choix de ses envies, il lui demeure celui de ses actes. Quoi qu'il en soit, cette Lucrèce, certainement plus respectueuse de l'historique que celle inventée de toute pièce par Totor (
Victor Hugo), n'a pas à rougir de sa condition ni de son héritage. D'ailleurs, importe-t-il tant que tout cela soit absolument véridique ? Ceci est un ROMAN et c'est ce que Dario nous rappelle sans cesse ! L'oeuvre est brillante (sans doute pas géniale au sens absolu, mais c'est d'un tel divertissement, toujours au sens théâtral, qu'on ne s'en lasse pas un instant), l'hommage est aussi émouvant et profond. On suit toute cette théorie de personnages illustres presque autant qu'impossibles avec la crédulité du spectateur contemplant une scène occupée par des comédiens surdoués. On comprend aussi l'amour irrévérencieux et absolu d'un homme pourtant hors du commun,
Dario Fo, pour une terre, une histoire, des êtres qui ne le sont pas moins. On se régale. On en redemande. On applaudit !
Aut Caesar, aut nihil : Ou César, ou rien... Ou comédien, ou rien ?
Respect, maestro !