J'ai quitté Prague depuis quelques jours. Je termine ici, à mon retour, le Kafka de Friedländer avec quelques images du quartier juif de Josefov, d'une ambiance où Kafka manifestement laissé sa trace, même diffuse.
Cette impression d'avoir marché dans les pas de Kafka fait bien sûr écho au livre de Friedländer, qui s'attache à expliciter les éléments contextuels et personnels comme déterminants de son oeuvre. le judaïsme d'abord, la sexualité ensuite, constituent les angles principaux du travail de Friedländer. Quel rapport au judaïsme entretenait Kafka, quand son ami Brod était un militant sioniste, alors que la bourgeoisie juive praguoise était tiraillée entre identité et assimilation? S'agissant de sexualité, Friedländer détaille, à l'analyse des lettres, journaux, romans et nouvelles, l'extrême difficulté qu'éprouvait Kafka dans sa relation aux femmes, et met en avant son homosexualité refoulée, sans passage à l'acte. Il place cette analyse au coeur de l'oeuvre de Kafka.
Je crois que ce livre a fait débat, mais tant de livres ont été écrit sur un écrivain dont la fulgurance étonne encore. J'en retiens, pour ma lecture de Kafka, deux perspectives. D'abord que la lecture de Kafka merite d'entrer dans un niveau d'analyse plus complexe que la seule lecture du rapport à la vérité par exemple. Ensuite il m'ouvre à la lecture de textes moins connus, et notamment les nouvelles. Donc de bonnes raisons encore de lire Kafka!
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Le personnage de Kafka est au moins aussi mystérieux et fascinant que sa production littéraire. Les deux nous semblent à la fois complexes et inachevés. Saül Friedländer, un historien spécialiste de la Shoah, livre ici une analyse très détaillée de la personnalité de l'écrivain, telle qu'elle transparait dans sa correspondance et dans ses oeuvres. Il existe au moins quatre composantes majeures dans ce personnage: ses rapports difficiles avec son père; sa relation au judaïsme; sa mauvaise santé qui le conduira à la mort (à 41 ans); son très fort tropisme pour les femmes - contrarié par ses propres contradictions et par sa peur de la sexualité (il ne fondera pas de famille). Selon Friedländer, il y faut ajouter son homosexualité refoulée et, bien sûr, son sentiment de honte, affect mentionné explicitement dans le titre de ce livre.
L'auteur interroge longuement tous les écrits de l'écrivain, en particulier ses trois romans et ses nombreuses nouvelles. A juste tire, il revient particulièrement sur "Un médecin de campagne" qui est peut-être l'un des chefs d'oeuvre de Kafka.
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Il ne fait aucun doute, à la lecture de cet essai, que Saul Friedländer a, des romans, des récits, de l'admirable journal de Kafka, de sa correspondance aussi – notamment avec Milena Jesenská et Felice Bauer –, cette connaissance intime que seule apporte une fréquentation longue et intense des textes.
Lire la critique sur le site : Telerama
Le vêtement est affecté chez Kafka d'une fonction symbolique primordiale, comme l'a montré Mark Anderson dans son Kafka's clothes. [...] se vêtir renvoie selon lui toujours au monde des apparences. Se dévêtir signifie au contraire se délester du paraître, commencer à s'affranchir de tous les faux-semblants, "se trouver dans un monde humain et lutter pour atteindre le royaume sacré de l'au-delà" ou, dans la perspective de Kafka, procéder à la mise à nu en se dépouillant "de toutes les fausses couvertures du moi empirique, en quête du "Buisson ardent" de la vérité esthétique". (P164)
La puissance placée au centre de cette mystérieuse toile d'araignée semble mettre en branle une hiérarchie complexe de fonctionnaires : autant de messagers qui observent la victime à chaque détour du Sentier sinueux menant à sa chute. Généralement, la surveillance est confiée à deux subalternes.
[...] La surveillance a généralement lieu au milieu d'une foule dense, plutôt hostile, qui fixe ou entoure le personnage principal. Le "regard de l'autre", un thème qui sera cher à l'existentialisme français, est omniprésent dans l'œuvre de Kafka. (P175)
A propos du "médecin de campagne" :
Le "Trompé ! Trompé !" du docteur fait écho à "L'horreur ! L'horreur !" de Kurtz dans Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Écrits à dix-sept ans d'intervalle, ces deux textes dénoncent, chacun à sa manière, la civilisation occidentale, responsable dans le roman de Conrad des abominations du colonialisme et, dans la nouvelle de Kafka - rédigé au plus fort de la Première Guerre mondiale -, de la brutalité atavique qui se terre derrière les illusions du progrès : "S'il n'est pas guéri, tuez-le ! Ce n'est qu'un médecin, ce n'est qu'un médecin." (P160)
(p. 226)
« Tout est chimère, la famille, le bureau, les amis, la rue, tout est chimère, et chimère plus ou moins lointaine, la femme; mais la vérité la plus proche, c’est que tu te cognes la tête contre le mur d’une cellule sans porte ni fenêtre. » (lettre du 21 octobre 1921)
Que Kafka ait été sensible au fatras antisémite qui circulait sur le "corps juif" est tout à fait vraisemblable. Pas seulement en raison des doutes que suscitait en lui sa propre identité sexuelle, de la précoce humiliation physique éprouvée lorsque, enfant, il accompagnait son père à la piscine ou à cause de ses indispositions chroniques, mais aussi parce que ses amis sionistes cultivaient le mépris du physique diasporique, obnubilés qu'ils étaient par l'idéal du "Juif nouveau" destiné à peupler Eretz-Israël. (P77)
Saul Friedländer - Pierre-Emmanuel Dauzat / 4. Fréquenter les assassins...