-Son instituteur dit qu’elle a une mauvaise image d’elle, a précisé Emma.
-On a l’image qu’on nous donne.
–Tu sais ce que je veux qu’on grave sur ma tombe ? a demandé Suzanne.
–Je ne sais pas, non.
–Les salauds, on peut les oublier, mais pas les autres. Je veux qu’on grave ça. Tu te rappelleras, ? Les salauds…
Elle a insisté.
Jeanne a dû répéter.
–Et toi, tu veux qu’on grave quoi ?
–Moi ?
Elle a réfléchi.
Elle a dit : Elle n’était pas parfaite mais elle a fait de son mieux.
Le bonheur, ça se croise, et à cette pioche, tout le monde a sa chance. Ça se croise mais ce n’est pas donné, et si on n’en prend pas soin, ça s’en va ailleurs et on ne sait pas où, chez d’autres, qui ne l’ont pas encore eu, ou qui le méritent mieux. Après, il faut attendre que ça repasse. Parfois ça repasse. Et parfois pas.
Cet autre que l’on choisit, et qui devient un peu soi. Qu’est-ce que Jeanne connaissait de lui ? Qu’est-ce qu’elle savait de plus que ce qu’il voulait bien lui dire, ou lui laisser voir ? Vingt ans qu’ils vivaient ensemble. À partager, se divertir des mêmes choses. À se nourrir pareil. À dormir dans le même lit. Mêmes amis, mêmes habitudes. C’est comme si Jeanne avait abandonné une partie d’elle pour être lui. Et Rémy abandonné une partie de lui pour être elle.
Mais à l’intérieur?
Où va l’âme des morts ? Qu’est-ce qu’il y a pour elles, après ? Est-ce que ça fait des étoiles ? Il ne savait pas répondre à tout ce qu’elle lui demandait. Il disait que, si on pouvait, il fallait croire, en Dieu ou à autre chose. Est-ce qu’il y a un enfer, un paradis ? C’est ici, le paradis, Jeanne, il ne faut pas vivre comme si c’était ailleurs. Et peut-être que le ciel répond, mais qu’on ne sait pas l’entendre. Et pour les étoiles ? Quoi, les étoiles ? Est-ce qu’il y en a une nouvelle pour chaque mort ? Et pourquoi est-ce qu’on est si seul ? On est pas tout seul, il y a des ponts, Jeanne, des ponts qu’on ne voit pas mais qui relient les gens, certains, avec d’autres, même avec des gens qu’on ne connaît pas. Et l’âme des salauds, est-ce que ça fait aussi des étoiles ?
Une vie ne suffit pas. Jeanne aurait voulu en avoir plusieurs, pour vivre tous les choix qu'elle n'aura pas faits, toutes les directions qu'elle n'aura pas prises.
Ils avaient construit leur vie sans jamais se quitter. À
force de quotidien, ils s'étaient un peu confondus.
Jeanne ne croyait pas aux gens sans histoire. Elle ne croyait pas non plus qu’il existait des gens complètement bons. De la même manière, elle ne pensait pas qu’il existait des gens entièrement mauvais. Mais elle pensait que la bonté existait. Et la bêtise aussi. Et l’intelligence. Les gens très intelligents manquaient souvent de fantaisie et cela en faisait des êtres très désolants.
Jeanne se souvenait d’une performance violente, quand Abramović, la main sur le sol, avait planté un couteau entre chacun de ses doigts, à une vitesse incroyable, c’était très choquant, malgré les doigts écartés elle s’était coupée, plusieurs fois, elle avait recommencé, une histoire d’erreurs à comprendre, parce que dans la vie tout va très vite aussi, si on se trompe ça fait mal.
-Avez-vous une définition de l’homme parfait ?
-Oui. C’est celui qui ne cherche pas à me changer. Le rêve !
( Interview avec Marina Abramovic )