ISBN : 9782070362400
Plus qu'un roman d'aventures, "
Le Hussard sur le Toit" est le roman du choléra. Cette maladie, dont beaucoup de symptômes sont similaires à ceux que l'on observe dans l'empoisonnement par arsenic, hante le livre de ses premières pages jusqu'à pratiquement ses dernières. On sent
Giono fasciné par ce choléra à qui nous devons - mais oui - l'expression "peur bleue", et qui laisse ses victimes fortement cyanosées, avec une telle tension des muscles que, dans la majeure partie des cas, le moribond, puis le cadavre offrent le spectacle d'un abominable rictus retroussant les lèvres. Ajoutons à cela, pour faire bonne mesure que, même après avoir tué, le choléra peut encore agiter un corps de convulsions spectaculaires.
L'immense talent de
Giono, toujours aussi amoureux de la Nature et sachant restituer comme nul autre à la fois sa douceur comme ses fureurs, fait ici merveille. Mais pas par l'analyse des personnages. Je trouve l'écrivain provençal beaucoup plus à l'aise quand il décrit des gens simples. Or, ni
Angelo Pardi, fils bâtard d'une duchesse italienne et carbonaro plein de fougue, ni Pauline de Théus ne sont issus du peuple. Ni l'un, ni l'autre n'ont cette simplicité authentique, cette candeur bouleversante des personnages de "Colline"ou encore de "
Regain."
Angelo, c'est le courage et aussi la forte-tête mais une forte-tête que les aléas de l'existence et cette longue route entreprise vers son pays natal et semée de cadavres bleuis et de bûchers destinés à se débarrasser d'eaux, cette équipée ouverte à toutes les folies possibles, sont en train de faire mûrir plus vite que prévu. Excellent bretteur, cet aristocrate devient touchant quand il évoque sa lutte pour le peuple italien et l'unité du pays. Mais
Giono n'est pas tombé dans le piège de la politique et, finalement, le fait aborder le sujet le moins possible. le retour en Italie d'
Angelo tout comme la fuite de Pauline de Théus pour retrouver son époux de soixante-huit ans du côté de Gap ne sont tous deux que prétextes à se plonger au beau milieu du choléra et à observer tout ce qu'une épidémie de ce genre peut causer dans une société, quelle que soit la catégorie sociale à laquelle elle s'attaque.
Nous sommes dans les années 1830 / 1840 et il manque encore plus d'une décennie pour que l'on découvre la bacille responsable de la maladie. A cette époque, beaucoup l'imputent à la présence d'une mouche contaminée, sans plus de précision. Les opposants se refusent farouchement à pareille hypothèse qui, pour eux, relève du pur délire. Bref, d'un côté comme de l'autre, on n'est sûr que d'une chose : le choléra tue ... mais certaines personnes en réchappent (ce sera le cas de Pauline par exemple) ou semblent immunisés contre elle (tel
Angelo qui, pendant un certain temps, aide une vieille nonne à procéder à la toilette mortuaire des morts de
Manosque abandonnés dans les rues, frictionne des moribonds à demi-glacés de toutes ses forces, frôle des cadavres décharnés quand il ne leur tombe pas carrément dessus mais, malgré tout, paraît bel et bien adoubé intouchable par la maladie toute-puissante).
Le choléra, les vomissements granuleux et blancs qu'il produit, les souillures intimes qu'il induit, dans le même style que la dysenterie ; un soleil blanc qui chauffe, chauffe sans répit ou alors, quand il se retire, des pluies qui n'en finissent plus et créent une gadoue poisseuse et sans espoir ; des oiseaux innocents qui, comme les mésanges ou les pigeons, n'hésitent plus à s'attaquer à tout homme endormi parce qu'ils ont pris goût à la chair humaine ; des rues qui se suivent, plus désertes les unes que les autres, avec leurs maisons aux volets clos, voire barricadés de croix de bois ; des chariots pour ainsi dire sortis d'un paysage de peste médiévale et qui traînent dans les rues, le soir tombé, pour rassembler les cadavres, abandonnés par ceux-là même qui leur étaient le plus chers ; un spectacle similaire, à peu de détails près, dans la ville voisine ; un silence total qui devient vite plus pesant, plus stressant que les cris des corbeaux à la recherche de viande fraîche ; des barrages en principe sanitaires pour empêcher les fuyards d'aller contaminer le département voisin ; des gendarmes et des hussards corrompus ; des chemins de traverse, montagneux et dangereux, qu'on est bien obligé de prendre si l'on ne veut pas périr dans des "quarantaines" où, faute de moyens, faute de connaissances surtout, on ne sait pas soigner mais on peut encore dépouiller les moribonds ; un paysage qui tient encore à la réalité mais qui, çà et là, exhibe des pans entiers d'un cauchemar insidieux ; un minuscule hameau où l'on vous accueille les bras ouverts mais où l'on jouerait bien, avec vous, la nuit venue, à "L'Auberge Rouge" ... Hypnotisé, pour ainsi dire enchaîné à la prose de
Giono, le lecteur traverse tout cela au pas de ses héros, tremblant souvent pour eux, se réjouissant quand la solitude de Pauline rejoint celle d'
Angelo, songeant parfois à
Dante - il me semble d'ailleurs que, à un certain moment,
Giono y fait une allusion - et toujours à un cauchemar infernal. Tout se dérègle, tout est déréglé, la Nature elle-même se détourne des hommes, le choléra assiège tout et tous et la Mort attend, tranquille, qu'il ait achevé son boulot. Et quand, par extraordinaire, la Mort manque au rendez-vous, la Folie prend sa place.
Le rythme est lent, presque paresseux et, sans que je puisse y trouver consciemment le moindre brin de logique, m'a fait songer à cette longue et silencieuse remontée du fleuve asiatique qui, dans "Apocalypse Now", de Coppola, affole l'unité de soldats en mission, les fait tirer à tort et à raison sur n'importe quoi et au bout de laquelle les attendent Kurz et les siens. Ce silence intolérable ... Ces froissements qui n'en sont pas ... Cette folie qui suinte : chez Coppola, c'est la Guerre la responsable ; chez
Giono, c'est le Choléra qui mène les opérations. Au bout du compte, dans les deux cas, la Mort - ou la Folie.
Et quand disparaissent ces deux spectres, quand Pauline est arrivée chez elle et qu'
Angelo aperçoit, de sa propriété, les montagnes qui le séparent de son Piémont natal, la magie du livre se brise. Une sorte de banalité s'installe.
Giono a aimé le choléra bien plus qu'il n'a aimé ses personnages. C'est au choléra - et toujours à sa si chère Terre-Nature - qu'il a donné la vedette.
Angelo, Pauline, tous les autres, n'étaient là que pour donner la réplique, pour avoir peur quand il le fallait, pour rappeler aussi que l'humain est bien faible quand le système qui l'entoure se dérègle. Certes,
Angelo et Pauline ont tous deux du panache et un caractère des plus affirmés. le courage ne leur fait pas défaut, même si, comme tout un chacun, ils sont susceptibles de faiblir lors d'une crise de découragement. Mais, à mes yeux en tous cas, ils ne sont pas de vrais héros. le véritable "Hussard sur le Toit", c'est le choléra : marionnettiste bleu et bleuissant, maître d'oeuvre qui ne pense qu'à détruire et, à l'usage, grand gagnant sur toute la ligne.
Un livre fascinant et glauque, mais cependant d'une rare puissance. A ne réserver toutefois qu'à un public prévenu, au coeur - et à l'estomac - bien accroché. Et un dernier conseil : les fanatiques de riz au lait feront mieux de s'abstenir. ;o)