LES ARBRES, C'EST
LA VIE !
Tout au long de son essai aussi terrible que significatif,
Jared Diamond n'a de cesse d'expliquer qu'une des causes majeures de l'
Effondrement de civilisations du passé fut la mise en coupe réglée souvent définitive des ressources, à commencer par la destruction des forêts. En contre exemple, il montre comment certaines sociétés de taille plus ou moins importantes - Japon ancien, île micronésienne méconnue, cultures indonésienne indigène - avaient su perdurer en sauvegardant et en gérant consciencieusement ces mêmes forêts.
S'il est difficile de savoir si
Jared Diamond avait lu cette nouvelle, il est en revanche certain que le grand poète et écrivain
Jean Giono ne pouvait connaître l'essai du premier. Il est pourtant éloquent de voir comme
Giono avait compris, bien avant beaucoup de monde à quel point nos arbres, nos bois, nos massifs forestiers étaient non seulement important mais même carrément vitaux.
Ainsi en est-il dans cette belle et tendre fable dans laquelle on voit le narrateur - on devine que c'est
Giono lui-même - croise les pas d'un bien étrange berger, ancien fermier ayant tout abandonné pour une oublieuse thébaïde après avoir perdu son fils et son épouse. Ce "taiseux", simple et humble sans pour autant être un miséreux, bien au contraire, plante depuis des années des glands afin de reconstituer, sur des terres oubliées de tous, qui ne lui appartiennent pas mais dont les propriétaires eux-mêmes ne se soucient guère, une forêt. Nous sommes en 1910. Sa forêt est déjà constituée de plus de dix mille jeunes chênes... Et c'est loin d'en être terminé !
Une fois la "Grande Guerre" passée - traumatisme éternel et viscéral chez
Giono - notre narrateur retrouve d'année en année cet homme devenu un jeune mais frais vieillard - comme si la sève des arbres le régénérait malgré le temps qui passe - et sa jeune forêt ne cesse de s'agrandir, de se diversifier : il plante désormais des hêtres, et, lorsque le sol semble assez humide, des bouleaux. Les érables furent pour lui un échec cuisant. Mais c'est tout de même un tel succès qu'au final, les autorités finissent par se rendre compte de la résurrection pour le moins improbable de cette forêt que l'administration qualifie rien moins que de "naturelle" (le terme est, non sans ironie, souligné par l'italique dans la nouvelle).
Les années passent. La seconde guerre mondiale ne semblant être qu'un vague et sombre moment dont on ne souhaite pas se souvenir (le pacifisme profond de
Jean Giono fit de lui un intellectuel très - trop ? - peu critique à l'encontre de Vichy pas plus que de l'occupant nazi, sans pouvoir non plus le qualifier de collaborateur actif). le temps a passé sur notre étonnant vieux paysan comme s'il le frôlait à peine. Sa forêt est devenue immense. Elle est même protégée par un garde forestier des amis du narrateur et a échappé aux destructions de la guerre.
Lorsque, pour l'une des ultimes fois, le narrateur retrouve son vieil ami, il se trouve que le car qui le mène vers lui traverse l'un de ces villages en déshérence qu'il avait traversé presque un demi-siècle plus tôt. Et là, la surprise est de taille : les maisons sont retapées, les crépis flambent sous le soleil, l'eau y chante presque autant qu'elle ruisselle, les jardins sont plein de promesse d'une belle récolte de fruits, de fleurs ou de légumes. Mieux encore : la vie y est revenue, de jeunes gens s'y activent, des enfants rient et jouent !
À cet instant précis, notre respectueux narrateur comprend comment ce paysan "sans culture" mais riche d'un coeur et d'une âme patiente et belle s'est transformé, sans véritablement l'avoir voulu, en une sorte de Dieu laborieux et bienveillant, permettant à la Vie, à l'instar de ce merveilleux roman qu'est
Regain, de reprendre un cours qu'elle n'aurait jamais dû quitter.
Cette nouvelle, qui tient véritablement de la fable écologique, laquelle se révèle aussi d'un grand humanisme (les deux ne devraient peut-être jamais être disjoints) ainsi qu'un éternel hommage à la Terre, est, derrière une certaine naïveté voulue - la naïveté pure et sans forfanterie des humbles - une immense leçon d'existence et de générosité. Bien que parfaitement imaginaire - c'est là tout l'art du natif de Manosque de nous y faire vraiment accroire - puisque rédigée à l'occasion d'un concours de nouvelles organisé en 1953 par le célèbre "Reader' Digest" (qui ira d'ailleurs jusqu'à envoyer un reporter afin de découvrir si cette histoire était vrai. Ce que
Giono affirmera dans un premier temps). le texte aura un succès énorme aux USA (via la publication en revue,
Giono en ayant cédé tous les droits) mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, sa première publication dans sa langue originale n'aura lieu qu'en... 1973, soit trois ans après la disparition de son auteur ! C'est d'ailleurs seulement deux ans après cette première publication en français que le caractère purement fictif de cette oeuvre sera enfin connu.
Quoi qu'il puisse en être de cette histoire dans l'histoire, il n'en demeure pas moins que ce texte à portée universelle apparaît comme un des plus marquants et poétiques qui puisse se lire sur ce sujet. Il émeut par sa simplicité et, même en le sachant sorti de l'imaginaire d'un grand écrivain, cette impression perdure que l'on a envie - désespérément peut-être en notre époque de destruction massive et incontrôlée de notre biotope - de croire à sa véracité, de faire sienne cette magnifique gratuité, d'embrasser la cause simple, mais longue et laborieuse de cet homme de peu qui fit pourtant presque tout, tel un démiurge débonnaire, puisqu'à sa suite, ce sont des rires d'enfants qui revinrent.
Il y avait longtemps que j'avais eu envie de relire cet émouvant texte. C'est désormais chose faite et c'est ma magnifique - pardon, mais c'est forcément vrai ! - petite fille de 6 ans, Aliénor, qui m'en donna le prétexte, celle-ci ayant une soif inextinguible de lectures. J'avais quelques craintes quant à la dureté, à la complexité du texte. Bien que conseillé auprès d'un public jeunesse, c'est plus à partir du niveau CM que de la fin de la maternelle que c'est le cas... Toutefois, j'ai pu me rendre compte comme les mots justes et jamais trop inaccessibles de
Jean Giono (il a bien fallu une ou deux explications ici ou là) pouvaient être prenant, même à un âge si jeune.
Et qu'elle coule dans la bouche, cette belle langue ! Qu'elle est fluide et douce, forte mais jamais prétentieuse, poétique sans narcissisme, lente et vive à la fois. Difficile de savoir ce qu'une petite fille de son âge en retiendra. Une certitude, c'est que ma fille s'est prise à aimer ce vieux monsieur qu'elle ne connaissait pas, à le trouver vraiment "trop bien" de planter des arbres partout (vivre en bordure de la mythique Brocéliande sensibilise aussi certainement), à être un peu triste, enfin, de le voir mourir à la fin, même s' "il était très vieux"...
C'est sans doute cela, la magie d'un texte universel et sans doute bien un peu éternel : il parvient à mettre des larmes - d'émotion et de tendresse - dans les yeux d'une petite fille... et de son papa !