Les mélomanes que vous êtes (sûrement) n'auront pas de mal à faire le lien avec ce célèbre choral de Bach, tiré de la cantate BWV 147 « Herz und Mund und Tat und Leben (Le coeur, et la bouche, et l'action, et la vie) : en français : « Jésus,
que ma joie demeure », en version originale « Jesus bleibet meine Freude », ce qui nous vaut, d'après certains, le plus beau contresens de l'histoire de la musique, puisque la traduction aurait dû être, selon eux : « Jésus demeure (reste, continue à être) ma joie ». Cette petite note préliminaire est importante dans la mesure où
Jean Giono, dans le titre de son roman, fait abstraction du mot Jésus.
«
Que ma joie demeure » est un roman de 1935 qui, comme les précédents (à l'exception du « Grand troupeau », qui se situe sur les champs de bataille de la Première Guerre Mondiale) prend place dans les collines et la basse montagne des Alpes de Haute-
Provence, au lieu-dit Contadour, sur la montagne de Lure, à une dizaine de kilomètres de Banon.
Sur ce plateau de Grémone (ainsi
Giono nomme-t-il cet endroit), la vie s'écoule au rythme des saisons, monotone, répétitive. Les paysans font un travail routinier qui ne leur apporte ni joie ni satisfaction, juste l'accomplissement d'un devoir quotidien. Jourdan et sa femme Marthe sont deux de ces êtres envahis par la tristesse et le repli sur soi. Mais voici qu'arrive Bobi. Cet acrobate itinérant est investi d'une mission, apporter la joie et le bonheur sur ce plateau balayé par le vent de la résignation. Bobi n'est pas un marchand de joie, il n'apporte pas la joie qu'il sortirait de son sac de baladin ou d'illusionniste : il vous aide à trouver la joie en vous, c'est bien plus fort. Et les habitants du plateau apprennent (réapprennent) à ouvrir les yeux et les oreilles, et les narines et la bouche et apprennent aussi à tendre les mains vers tout ce qui vit, bêtes et plantes, terre et ciel. Et puis vient un moment où, so
n oeuvre accomplie, Bobi disparaît.
Alors, oui, Bobi peut apparaître comme un personnage christique : il vient de nulle part, apporte un message de bonheur et de joie qui révolutionne tout le hameau, puis quitte la scène un soir d'orage.
Mais
Giono a tenu à enlever « Jésus » de la citation qu'il a choisie comme titre à son ouvrage : la « religion » qu'invoque l'auteur est toute païenne, et s'il faut chercher une référence, c'est vers Pan et Dionysos qu'il faut la chercher, des dieux de la terre, et de la vie universelle. Et plus encore, dans l'homme-même, qui crée lui-même la joie par osmose avec le monde qui l'entoure : un monde essentiellement sensuel, bien entendu, mais pas moins profond.
« … je l'ai supprimé (Jésus) parce qu'il est un renoncement. Il ne faut renoncer à rien. Il est facile d'acquérir une joie intérieure en se privant de son corps. Je crois plus honnête de rechercher une joie totale, en tenant compte de ce corps puisque nous l'avons, puisqu'il est là, puisque c'est lui qui supporte notre vie, depuis notre naissance jusqu'à notre mort. Contenter l'intelligence n'est pas difficile ; contenter notre esprit n'est pas non plus trop difficile. Contenter notre corps, il semble que cela nous humilie. Lui seul connaît cependant une éblouissante science ». (Préface des « Vraies richesses ») Et un peu plus loin : « Ai-je trouvé la joie ? Non. Ce qu'on a appelé pessimisme dans mon livre n'est que franchise. J'ai trouvé ma joie. Et c'est terriblement autre chose ».
La clé du roman est là : Bobi n'est pas venu apporter la joie aux habitants du hameau. Il les a amenés à découvrir leur joie personnelle.
Giono continue à nous présenter ici tout ce qu'il nous a confié dans ses ouvrages précédents : un hymne d'adoration solaire pour sa terre (et la Terre en général), et un hymne d'amour, avec à la clé un message clair sur «
les vraies richesses » : l'amour, l'amitié et la confiance, non seulement partagés entre les humains, mais partagé avec tout le cosmos, et quel meilleur porte-parole que la joie pour véhiculer ces richesses !
A chaque roman,
Giono nous sert un magnifique repas champêtre, fruste et simple mais revivifiant et sain.